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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Toussaint ou Halloween

Le mois d’octobre tire à sa fin et annonce sous quelques jours une fête que je n’ai jamais vraiment goûtée : la Toussaint. Aussi longtemps que je puisse me souvenir, cette fête évoque pour moi un ciel plombé et bas, un vent frisquet et une pluie pénétrante. Je me souviens de la tournée des cimetières, comme nous l’appelions dans mon enfance finistérienne, les bras chargés de pots de chrysanthèmes et de cyclamens. Il fallait nettoyer les pierres à grande eau, en plus de celle qui tombait généreusement du ciel, avant d’y déposer soigneusement nos plantes. Une année, devant une pierre légèrement descellée, mon oncle avait glissé d’une voix sépulcrale : « on croirait voir outre-tombe ». Je n’avais pas fermé l’œil la nuit suivante. Le cimetière devenait l’espace de ces quelques jours d’octobre un étrange lieu, entre obligation, recueillement et … retrouvailles de parents ou d’amis. Je me souviens de ma famille rencontrant fortuitement quelques copains de jeunesse sur les hauteurs du cimetière. C’était curieux et réconfortant. On se donnait des nouvelles et il n’était pas rare que les discussions engagées à voix basse entre les tombes se poursuivent plus joyeusement dans la chaleur revigorante du café. Le cimetière avait été le point de ralliement, la suite se racontait forcément ailleurs.

Je ne fuis pas les cimetières. Il m’arrive de m’y arrêter. Les cimetières ont un sens, une signification pour moi. Je suis attaché aux miens, aux gens qui ont compté dans ma vie et j’ai besoin de les retrouver discrètement. J’ai parfois avec moi une petite fleur que je laisse et que le vent ou la pluie emportera quelques jours ou semaines après. Cette petite fleur porte mon émotion, un moment de méditation, un bout de prière. Elle est surtout un lien. Je n’oublie pas d’où je viens. Le respect et la gratitude sont au cœur des valeurs que m’ont transmis mes parents. Il est vrai cependant que je préfère ces moments de recueillement sous un soleil réparateur et dans la solitude à la grisaille, l’humidité et la foule de la Toussaint. Arrivé à l’âge adulte, j’ai eu la chance de découvrir d’autres traditions et cultures du 1er novembre, comme celles d’Amérique latine. Ce ne sont certes pas les mêmes latitudes ni les mêmes histoires, mais elles m’ont touché avec la représentation de la mort comme continuation de la vie et pour cette raison un regard imagé, des couleurs, de la musique, des danses, des récits et de l’humour. Je me suis aperçu que la Toussaint n’était pas forcément sinistre et déprimante, qu’elle avait force de transmission et que l’on pouvait même rire ce jour-là aussi.

Là est au fond tout le sujet. Ce moment de l’année doit-il être triste ? Je l’ai pensé à tort. Le rire et l’humour font partie de ma vie. Avant de vivre aux Etats-Unis au début des années 1990, je n’avais jamais entendu parler de Halloween. Tout d’un coup, plongé dans une géographie et une culture qui n’étaient pas les miennes, je m’étais retrouvé face à une réalité que je n’avais jamais soupçonnée : une célébration païenne marrante et grinçante, ouverte à toutes les imaginations, avec des enfants déguisés courant une bonne part de la nuit du 31 octobre pour les chasses aux bonbons. Je n’en revenais pas de toutes les citrouilles que j’apercevais partout devant les maisons, au coin des rues et jusque dans mon entreprise. J’avais été surpris, puis conquis. Voyais-je une opposition entre Halloween et la Toussaint, entre la païen et le religieux ? Sans doute un peu, mais je l’ai vite oubliée au point de trouver bien des mérites à la dinguerie orange du 31 octobre et de m’y prêter de bon cœur. Au retour de ma vie américaine, j’avais été ébahi que Halloween ait touché l’Europe. Je me souviens de mon père décorant notre maison de toiles d’araignées, de chouettes et autres attributs flippants pour amuser mes neveux. Un moment venu d’ailleurs tempérait la solennité de la Toussaint et c’était très bien.

Je suis aujourd’hui un papa qui a sculpté des citrouilles, glissant à l’intérieur de l’écorce une petite bougie pour éclairer les nuits fraiches de la fin octobre à Bruxelles. J’ai participé une année à une préparation collective de soupe orange dans la classe de mon fils Pablo, qui avait commencé par la disparition malencontreuse de notre potiron familial dans la cour de récréation. Avant les bonbons, il avait fallu chercher le potiron. Nous en rions encore en famille. Je me dis parfois que Halloween aurait dû arriver en Europe lorsque j’avais l’âge de mes enfants. Cela m’aurait fait du bien de rigoler un bon coup. On entend des tas de trucs critiques sur Halloween, que c’est un peu surfait, que ce n’est pas notre culture ou qu’il n’est pas juste de rire ainsi. Je pense tout l’inverse. Mieux vaut se marrer que de déprimer ou d’avoir peur. Et mieux vaut aussi démystifier un moment triste et peu compréhensible pour les enfants comme la Toussaint, non pour le reléguer ou pour l’ignorer, mais pour l’apaiser et le vivre autrement. J’ai l’impression d’avoir fait une étrange synthèse des citrouilles et des chrysanthèmes. Je n’ai certes plus l’âge depuis longtemps d’avoir crainte du 1er novembre, mais je suis arrivé à trouver réconfort dans la juxtaposition de l’orange des uns et du jaune des autres.    

J’écris tout cela depuis l’Ile-Tudy, à quelques mètres de l’océan. L’écho des vagues m’enveloppe. Demain soir, mes enfants feront la chasse aux bonbons. C’est ce qu’ils m’ont dit. Je ne suis pas certain que beaucoup de portes s’ouvriront. Il n’y a pas grand monde à cette époque dans nos petites rues parcourues par le vent marin. Ils auront tout de même un petit butin à se partager. Ils riront et moi avec eux. Et puis samedi 1er novembre, lorsque nous quitterons l’Ile-Tudy pour prendre la route du retour, je leur parlerai des miens, qu’ils n’ont pas connu et qui sont aussi les leurs. J’en ferai un moment de souvenir, doux et tendre. Raconter ceux qui ne sont plus là ne doit pas nécessairement être triste ou tragique. Il y avait de belles personnalités dans notre famille, des gens simples et passionnants, chaleureux, attentifs et drôles. Je me dis que mon père aurait aimé que l’on se souvienne de lui pour ses mésaventures de distrait et ma grand-mère pour l’affection sans limite qu’elle nous portait. Je dirai à mes enfants qu’ils vivent en nous et qu’ils ne sont pas si loin. Sur notre route, nous croiserons sûrement quelques cimetières fleuris. Je ne sais s’ils les verront. Moi, je les verrai. Je regarderai doucement, peut-être pour apercevoir le garçonnet que je fus. Et je n’aurai plus peur.

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Tout fout le camp, jusqu’où ?

Entre deux réunions ce matin, j’ai aperçu les images de l’entrée de Nicolas Sarkozy à la prison de la Santé. Elles m’ont remué et peiné, moins tant pour lui que pour les siens et pour la France aussi. Le moment est vertigineux. Un ancien Président de la République est désormais sous les verrous en vertu d’une condamnation à 5 ans de prison après avoir été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007. Cette histoire m’est toujours apparue totalement extravagante. Quel esprit sensé aurait pu engager pareille aventure contre la loi, contre la morale et plus encore contre le souvenir exigeant et ému que l’on devait aux 170 disparus du DC 10 d’UTA victimes en 1989 du terrorisme libyen ? Par quel égarement un ministre en exercice et le directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy se sont-ils retrouvés dans une même pièce, à la même table avec le commanditaire de cet attentat monstrueux, condamné à la prison à perpétuité par contumace par la justice française ? J’ai suivi l’affaire devant le tribunal correctionnel de Paris et je ne comprends toujours pas pourquoi tout cela s’est produit, dans quel but. On voudrait croire à une expédition de Pieds nickelés, à part que les faits ont été rapportés et étayés, qu’ils sont gravissimes et confondants.

Cette histoire est moche. Nicolas Sarkozy paie-t-il à tout le moins pour l’inconséquence et les errances de ses collaborateurs de l’époque ? Sans nul doute. Il a fait appel du jugement du tribunal et il est donc présumé innocent. Devait-il être incarcéré malgré l’appel ? Chacun appréciera à l’aune de la gravité des faits jugés. En tout état de cause, un autre procès viendra et Nicolas Sarkozy, comme c’est son droit, comme c’est aussi son tempérament, se défendra vigoureusement. Mais la France est un État de droit et il n’est pas acceptable que l’énormité de ce que nous vivons aujourd’hui tourne au procès des juges et de leur indépendance. L’indépendance de la justice est un principe fondamental dans la vie démocratique. Les juges décident à l’abri de toute influence ou instruction de quiconque. Ils exercent leurs responsabilités pleinement, souverainement, dans le respect absolu du cadre de droit. C’est leur faire injure que de les imaginer motivés par une quelconque vendetta politique ou un agenda caché. Pour cette raison, je n’ai pas compris que le Président de la République, garant de l’autorité judiciaire, reçoive Nicolas Sarkozy à l’Elysée il y a quelques jours. Et je ne comprends pas que le Garde des Sceaux Gérald Darmanin annonce vouloir lui rendre visite à la prison de la Santé.  

Il n’y a pas de justiciable plus important qu’un autre. La justice doit être la même pour tous. Je n’ai rien contre Nicolas Sarkozy. J’ai toujours été impressionné par l’homme et son attachement sincère à la France. Je n’ai certes jamais voté pour lui, mais je sais le républicain qu’il est et le courage qui fut le sien à diverses étapes de son parcours public. Je ne fais aucunement partie de ceux qui glosent ou qui ricanent en ce jour d’octobre, je fais à l’inverse partie de ceux qui sont inquiets et redoutent l’embrasement. Notre pays traverse une période d’une extrême gravité, une crise morale terrible et inédite qui mine l’essentiel : la cohésion nationale et le vivre-ensemble. Les réseaux sociaux charrient des flots ininterrompus d’insultes, de messages de haine, de propos vulgaires et délirants. Le complotisme tourne à plein régime. Pour combien de temps encore pourrons-nous faire nation à ce rythme ? Le désastreux sentiment que plus grand-chose n’est tenu prospère dans la société française à la vitesse de la lumière. Les gouvernements tombent les uns après les autres, les jeux partisans l’emportent sur l’intérêt général. Les finances publiques sont en capilotade, la crise menace nos entreprises, nos emplois, nos villes et nos régions. L’insécurité fait peur et le Louvre a été cambriolé.

Il y a l’abattement, il y a la colère et il y a aussi l’humiliation. Rien n’est pire, rien n’est plus déstructurant que l’humiliation. La somme des ras-le-bol est une bombe à retardement dont la possible déflagration nous menace tous. Le bonheur collectif des Jeux Olympiques de Paris est si loin, malheureusement. Fut-il même juste un rêve ? Les mauvaises nouvelles s’enchaînent depuis des mois et se vivent au quotidien dans l’archipel français, pour reprendre l’expression si justement imagée de Jérôme Fourquet. Des tas de gens en arrivent à douter de la démocratie, à souhaiter un pouvoir fort, autoritaire, un Trump français, un leader fort en gueule et à la main de fer. Le Président de la République ne parle plus après avoir parlé de trop, mais continue de tout diriger sans prendre la mesure de ce qui se joue et de l’urgence qu’il y a de changer. Le pays suffoque, prisonnier de ses difficultés, du manque de courage, de l’absence de visibilité. Les enquêtes d’opinion, avant même les intentions de vote, renvoient une image de tragique impuissance par la sévérité extrême du jugement porté par les Français. « Tout fout le camp, ma pauvre Lucette », disait une parodie de publicité il y a longtemps. Elle me revient à l’esprit aujourd’hui et ce n’est plus pour en rire. Tout fout le camp en effet, et jusqu’où ?

Les images de Nicolas Sarkozy sur la route de la prison me renvoient un goût de cendres. Les secousses endurées par la société et la démocratie française, au sens propre ou figuré, ne peuvent durer davantage. Notre pays doit se ressaisir. Cela veut dire parler vrai, parler juste, parler clair. Cela veut dire oser, tout simplement, contrer dans le débat public le travail de sape contre la démocratie, l’Etat de droit, la liberté, mené par certains médias et certaines officines. Il n’est plus temps de se cacher ou de se défausser, par calcul ou par lâcheté. Il faut tenir un langage de vérité sur les principes républicains, sur l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs, sur l’éthique de responsabilité et le devoir d’exemplarité aussi. Les Français sont attachés à l’égalité des citoyens, en droit et dans les faits. Il faut vouloir s’élever pour servir l’intérêt général, faire le choix du mouvement, prendre les risques nécessaires pour sortir notre pays de la crise, s’unir dans l’action. Et il faut enfin vouloir entendre le bouillonnement d’une société tourmentée et rageuse, ses attentes et ses incompréhensions. Un pays comme le nôtre ne se dirige pas en surplomb, de loin et avec morgue, mais à hauteur de vie, celle de chacune et chacun d’entre nous, dans le respect des passions françaises et de l’intelligence collective.

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Grand-père Viking

Dans les dunes de Bréhal, 6 octobre 2025

En début de semaine, je suis allé dans la Manche. J’avais un rendez-vous à Coutances pour parler d’avenir et de transition énergétique, pas loin de l’océan. J’étais parti tôt le matin de Honfleur et je me suis aperçu, à mesure que je roulais vers ma destination, que j’y arriverais un peu en avance. J’ai alors fait le détour auquel je rêvais depuis bien longtemps vers un village : Bréhal. Lorsque j’étais enfant, j’avais vu sur ce qui était alors la 1ère chaîne de l’ORTF un feuilleton – on ne disait pas encore série – qui s’appelait Grand-père Viking. Ce feuilleton m’avait beaucoup marqué et quelque 50 années plus tard, il n’a jamais quitté ma mémoire. Je me souviens encore de certaines scènes et de la mélodie du générique. C’était l’histoire d’un jeune homme revenant à Bréhal sur les traces de son enfance, 10 ans après la disparition en mer de son grand-père, l’homme qu’il avait adoré, à la forte personnalité, qui avait entrepris de faire de ses vacances un bonheur permanent, une découverte de tous les instants pour le détourner de la vie parisienne qui était la sienne le reste de l’année. Il y avait la mer, le bateau, le village et les deux étranges copains de son grand-père, un acrobate nommé Zita et un autre personnage haut en couleur appelé le Mexicain, qui habitaient une cabane dans les dunes de Bréhal.

Plus personne sans doute ne se souvient de Grand-père Viking. Le jeune homme, qui s’appelait Guillaume, avait vécu dans le souvenir de son grand-père, sans connaître les circonstances de sa disparition en mer. Son grand-père lui avait donné la passion de l’océan et il s’apprêtait à embarquer sur la Jeanne d’Arc, qui était alors le mythique navire-école de la marine nationale. Son voyage à Bréhal, juste avant de s’en aller autour du monde, était comme un pèlerinage, une quête de sens, un remerciement éperdu. A Bréhal, Guillaume retrouvait Zita et le Mexicain, et perçait peu à peu par l’échange avec eux la vérité derrière la mort de cet homme qui avait tant bercé et construit sa vie d’enfant. Le feuilleton montrait Guillaume enfant, puis adolescent, par des flashbacks d’une grande beauté vers les souvenirs d’avant. J’avais aux alentours de 10 ans et Grand-père Viking avait touché en moi une corde sensible. Il n’y avait pas beaucoup d’action, mais une richesse de dialogues, un charme, une force qui résonnaient en moi. Ce feuilleton m’avait pris au cœur. C’est, je crois, la première fois que je mesurais, sans pouvoir encore y coller de vrais mots, le sens de la transmission et de sentiments aussi profonds que la paix, la gratitude et l’amour par-delà le chagrin et le mystère de la mort.

Grand-père Viking est resté dans ma mémoire pour tout cela, pour cette dimension initiatique qui m’avait bouleversé et même emporté. Un livre aurait pu y conduire, un feuilleton l’a fait. Sans doute y avait-il aussi une autre raison, plus personnelle, plus intime qui expliquait l’émotion ressentie alors. Je n’ai pas connu mes grands-pères et Grand-père Viking offrait une réalité insoupçonnée pour l’enfant que j’étais sur ce qu’un lien d’affection avec un grand-père pouvait être. Je n’en avais pas conscience. Une grand-mère adorée occupait une grande place dans ma vie. Tout d’un coup, je découvrais ce qu’un grand-père aurait pu être également. Cela m’avait ébranlé et porté vers des tas de regrets, une peine naissante, un manque de souvenirs et de visages. Une nuit, je fis même le rêve étrange que nous allions voir mon grand-père maternel, que j’allais faire sa connaissance. Il avait un peu des traits d’Armand, le grand-père de Guillaume, et surtout il était joyeux. Ce n’était qu’un rêve, qui ne revint pas. J’ai mesuré alors combien, du haut de mes 10 ou 11 ans, j’aurais aimé connaître Jean-Yvon Gloaguen et Jean Le Borgn’, si les malheurs de la vie ne les avaient pas frappés. Je suis sûr que j’aurais tant appris d’eux et qu’ils auraient été mes grands-pères viking (ou plutôt mes grands-pères celtiques).

Mon père est décédé lorsque mes trois enfants étaient très jeunes. Seul Marcos, mon fils aîné, conserve quelques souvenirs de lui. Qu’ils ne se soient pas longtemps connus, eux et lui, est pour moi un grand regret. Je leur parle souvent de leur grand-père. Il s’appelait Armand, comme le grand-père de Guillaume. Ils l’appelaient Papi. Papi avait son style, sa personnalité, ses passions. Je crois qu’ils se seraient bien entendus, tous les quatre. J’aime le lien unique que mes enfants possèdent avec leur grand-père maternel, prestement nommé Ayo dans leurs jeunes années parce que « Abuelo » (grand-père en espagnol) était par trop imprononçable. Ayo s’appelle désormais ainsi pour toujours. Entre un grand-père et un petit-fils ou une petite-fille, on peut se dire bien des choses, partager des moments qui resteront à jamais et qui doivent échapper aux parents. C’est comme un secret, un jardin caché. Ces souvenirs sont intemporels. On les emporte avec soi, on les raconte et on les transmet aussi. Ayo est au cœur de leurs jeunes années, comme une référence, une ancre, un modèle. Il le restera toutes leurs vies. Cette richesse-là est une chance inestimable. C’est comme une étoffe, épaisse et généreuse, qui enveloppe une histoire personnelle, qui la protège et la sécurise sur les chemins de la vie.

Hier matin, quelques retraités se livraient à la pêche à pied sur la plage de Bréhal. Ils étaient solidement équipés et bien protégés du vent frais. Je ne l’étais pas. Ils devaient se demander ce que pouvait bien fabriquer ce type cravaté et en costume au milieu des dunes, perdu dans ses rêves. Je dépareillais dans le paysage. Peut-être aurais-je dû leur raconter ce que je faisais là. Après tout, Grand-père Viking, c’était leur époque aussi et le tournage avait mobilisé des habitants du village, leurs parents ou leurs grands-parents éventuellement. C’était mon pèlerinage, mais je l’aurais bien partagé. J’étais ému d’être là. De la plage, on apercevait les Iles Chausey et quelques bateaux dans le lointain. Grand-père Viking était une fiction et tout semblait pourtant si réel, si juste, tant de temps après. La force de ce récit, de ce feuilleton d’il y a si longtemps a nourri mon imaginaire de l’enfance à aujourd’hui. Cela valait la peine d’arriver un peu trop tôt à Coutances et d’avoir le temps de ce détour qui n’était pas planifié, pas pensé et qui n’en était finalement que plus merveilleux encore. C’était comme un rendez-vous avec moi-même, là-bas, face à la mer. Dans les dunes, j’essayais d’imaginer la cabane de Zita et du Mexicain. Il faudra que je revienne à Bréhal. Pas seul cette fois-ci, accompagné, et pour raconter.

Un souvenir de Grand-père Viking
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Les écueils de la taxe Zucman

Lorsque j’étais parlementaire, nourri par mon expérience en Allemagne et par la connaissance que j’y avais acquise des entreprises de taille intermédiaire – le fameux Mittelstand – l’idée d’attirer l’attention comparative sur les freins au développement des PME et des ETI en France et en particulier sur le traitement fiscal de leur transmission m’était venue. J’avais pris rendez-vous avec le Secrétaire-Général de l’Elysée de l’époque, Jean-Pierre Jouyet, et j’étais allé lui en parler. J’en avais fait de même dans les couloirs de l’Assemblée nationale avec le ministre de l’Economie, un certain Emmanuel Macron. Ce sujet n’était pas très populaire au sein du groupe socialiste dont j’étais membre. J’en avais pris acte, tout en le regrettant. J’aime l’entreprise, l’initiative, la liberté. Je suis convaincu du rôle essentiel de l’entreprise dans notre économie, pour la création de richesses et aussi le partage de celles-ci. J’avais été un homme d’entreprise avant d’être député. Je le suis redevenu quand a pris fin ma vie publique. Il y a différentes formes, vies et réalités d’entreprises. La France ne compte pas assez d’ETI. Ce sont ces entreprises, par leur taille intermédiaire et leur intégration dans les territoires, qui irriguent le plus profondément l’économie. Il faut les protéger, les encourager, les soutenir.

J’écris cela dans le contexte des échanges sur la taxe Zucman. Je ne nie aucunement la nécessité de faire davantage contribuer les « ultra-riches » à l’effort national dans le contexte de grave crise des dépenses publiques que traverse la France. Je pense que ce surcroît de contribution s’impose, tant pour les recettes fiscales qu’il s’agit de trouver que par le souci d’équité et de justice qu’il exprimerait. Il est impératif de vouloir entendre les colères et les souffrances de ceux à qui l’on demande de payer toujours davantage, en particulier la classe moyenne, face à l’optimisation fiscale indécente pratiquée par les plus riches. La dégressivité de l’impôt pour ceux qui ont le plus est démocratiquement, socialement, moralement insupportable. Le dispositif imaginé par Gabriel Zucman reviendrait à taxer à hauteur de 2% les patrimoines, y compris professionnels, excédant 100 millions d’Euros. L’idée peut apparaître séduisante à première vue, mais elle ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Les propriétaires d’entreprises de type PME et ETI ont un patrimoine constitué d’actions. Or, ces entreprises ne sont pas cotées et le patrimoine n’est guère liquide. Doit-on d’ailleurs considérer comme patrimoine une valorisation virtuelle d’entreprise, une simple promesse de richesse ? Je pense que non.

On ne peut taxer une richesse qui n’est que potentielle. Une part des propriétaires, notamment dans les start-up, ne pourraient payer la somme demandée et seraient donc contraint de vendre pour pouvoir l’acquitter. Tant mieux, assurent certains politiques qui ne connaissent rien à l’entreprise, à la stratégie et à la concurrence internationale. La vérité pourtant, c’est que vendre revient à mettre le capital et donc l’entreprise en péril, à risquer la perte ou la fuite de pépites nationales, à ignorer l’attente prédatrice de grands groupes étrangers qui achètent à bas prix et partent cyniquement avec le savoir-faire, les brevets, tout ce qui constitue la vraie richesse de l’entreprise. Et ce serait aussi décourager l’entrepreneuriat au moment critique où la France, frappée par un début de XXIème siècle de lourde désindustrialisation, doit redresser fermement la barre et travailler à son attractivité dans l’ensemble de ses territoires. Je regrette que cette réalité-là, que je connais dans le monde des PME et ETI, soit ignorée, si ce n’est balayée par des affirmations péremptoires. Le débat des dernières semaines a totémisé la taxe Zucman, au point qu’en pointer les dangers, serait désormais défendre les privilèges, se coucher, être de droite, n’avoir pas de cœur, etc. Ce manichéisme est malsain.

Il existe bien d’autres moyens de faire contribuer les « ultra-riches » qu’une taxe qui fragiliserait une part essentielle de l’économie française, menacerait l’activité et dont on peine au demeurant à évaluer le montant du produit. Une réforme gagnerait par exemple à être entreprise sur les facilités fiscales consenties pour les successions. Des patrimoines considérables échappent ainsi à l’impôt dans le cadre successoral. Si l’on veut encourager le travail – et il le faut – ne serait-il pas juste de s’interroger sur tout ce qui bénéficie excessivement à la rente en France et creuse, génération après génération, les inégalités sociales davantage encore ? C’est une piste. Il y en a sûrement d’autres, comme le relèvement de la flat tax. Nous traversons une période moche, où l’idée même de rechercher l’équilibre entre la justice fiscale et l’activité économique est dépeint comme un renoncement, une lâcheté, un scandale, que l’on écoute Jean-Luc Mélenchon d’un côté ou Bernard Arnault de l’autre. Cette caricature n’est pas seulement vaine, elle est à terme mortifère. La France ne peut vivre dans l’ignorance de ses faiblesses, lourdes de menaces pour son avenir, et toute réponse doit être un compromis, y compris entre la réduction des dépenses publiques et l’effort demandé aux « ultra-riches ».

Ma conviction est que l’acceptabilité est la clé de tout. Il n’y a plus de place pour la nuance, pour les arguments et les contre-propositions. Je pense que la taxe Zucman est une fausse bonne idée. Je ne sais si c’est entendable. Je l’espère, sauf à désespérer de tout. Il n’existe aucune solution miracle qui effacerait par bonheur tous les malheurs du monde et dispenserait d’agir lucidement, en responsabilité. La misère de notre pays en ces temps redoutablement difficiles, c’est l’incapacité d’aller chercher ensemble une solution alors que tout cependant le requiert, y compris l’arithmétique parlementaire. Il y a au Parti socialiste des gens qui connaissent les écueils de la taxe Zucman, mais qui les taisent par logique politique. Il y a à droite des gens qui admettent la nécessité de justice fiscale, mais qui ne l’assument pas par clientélisme. Les postures l’emportent sur la raison, au risque d’envoyer le pays dans le mur. On crève de tout cela. Il est temps pour les acteurs du débat publics, élus, partis politiques, partenaires sociaux de changer de logiciel. Si la confrontation démocratique est saine, la volonté de s’accorder sur un chemin commun au nom de l’intérêt national l’est tout autant. Les circonstances nous appellent sans tarder à cette maturité-là.

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Mollo sur l’andouillette

Il y a un temps lointain, Edouard Herriot, l’ancien Président du Conseil et maire de Lyon, avait eu cette expression aussi drôle qu’imagée : « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop ». Pour avoir connu et pratiqué la politique, je dois avouer que l’expression d’Edouard Herriot est plutôt fondée. En fonction des circonstances et en particulier de la proximité d’échéances électorales, l’odeur de l’andouillette est en effet plus ou moins persistante. Et à vrai dire, ces jours-ci, je la trouve même franchement oppressante. Toutes les chaînes de télévision, toutes les stations de radio rivalisent de débats, aussi chaotiques les uns que les autres, sur la chute annoncée du Premier ministre François Bayrou et de son gouvernement le 8 septembre. Chacun y va de son pronostic : qui à Matignon, quelle minorité de gouvernement, qui avec qui, qui contre qui, etc… Les amis d’hier se déchirent et les ennemis d’hier se regardent en chiens de faïence. Et si Macron voulait pousser Bardella pour ruiner les chances du Rassemblement national avant 2027, et s’il jouait le RN maintenant pour mieux revenir en 2032… C’est le moment de gloire du billard à trois bandes. Somme toute, comme l’avait dit un jour de campagne François Bayrou dans une autre vie, « le déconnomètre fonctionne à plein tube ».

Comment avons-nous bien pu en arriver là ? Tout remonte à la réélection d’Emmanuel Macron en avril 2022. De manière inexplicable, sitôt réélu, le Président de la République était entré en léthargie politique, agonisant durant des semaines sur l’identité de celle qui remplacerait Jean Castex à Matignon et privant de toute dynamique les candidats de son camp aux élections législatives de juin. Les oppositions en avaient profité pour refaire leur pelote, autant la gauche avec la Nupes sous le joug de Jean-Luc Mélenchon que le Rassemblement national. A l’arrivée, ces législatives qui auraient dû bénéficier de l’effet d’entrainement de la réélection aisée d’Emmanuel Macron pour conduire le camp présidentiel à une majorité absolue à l’Assemblée nationale générèrent une majorité très relative. De ce changement conséquent par rapport à la précédente législature, Emmanuel Macron n’a tenu aucun compte. Il a continué à gouverner avec la même verticalité, caporalisant le Parlement, ignorant les corps intermédiaires. La réforme des retraites, combattue dans la rue des mois durant par des millions de personnes, a été imposée sans vote par le recours à l’article 49.3. Ce fut une erreur politique majeure, une humiliation profonde et durable infligée au monde du travail et à la représentation syndicale dans sa diversité.

La seconde erreur fut la dissolution rageuse de l’Assemblée nationale au soir des élections européennes de juin 2024. Rien ne la justifiait, si ce n’est l’ego blessé du Président. Elle était inexplicable pour les Français et elle n’a jamais été comprise. Le pays est passé à deux doigts d’envoyer à l’Assemblée nationale une majorité absolue de députés d’extrême-droite. Seul un sursaut du front républicain constitué tant bien que mal au soir d’un premier tour aux résultats redoutables a permis d’éviter pareil scénario. De ce scrutin baroque, une conclusion s’imposait à tout observateur objectif : le camp présidentiel, en recul de quelque 100 sièges, avait été défait. Une autre réalité apparaissait aussi : les députés de gauche, rassemblés dans le Nouveau Front Populaire, étaient un peu plus nombreux que les députés de l’ancienne majorité. Dès lors, la logique aurait voulu que le Président de la République appelle une personnalité de gauche à constituer le gouvernement. Il n’en a rien été. C’est Michel Barnier, un représentant certes éminent du parti Les Républicains, en recul en sièges comme l’ancienne majorité, qui a été nommé Premier ministre. Il en est résulté une seconde humiliation, celle de millions d’électeurs de gauche qui ont perçu ce choix comme un déni de leur vote et un refus du résultat électoral.

La réalité est que l’actuelle législature ne dispose d’aucune majorité, absolue ou relative. Elle exprime la tripartition de la vie politique française. Il n’y a de solution de gouvernement possible que dans l’accord de formations rivales pour travailler ensemble. La France n’a malheureusement pas la culture de coalition, encore moins celle des grandes coalitions. C’est pourtant d’une grande coalition que cette législature a besoin si elle doit être utile aux Français. Au sein de cette grande coalition, il devrait y avoir les socialistes, autant pour des raisons politiques qu’arithmétiques. Ce n’est pas le cas. Là où le SPD sait faire en Allemagne les choix parfois douloureux que l’éthique de responsabilité réclame, le PS n’ose pas, prisonnier du quand dira-t-on de LFI et de calculs électoraux abscons. Si les 66 députés socialistes s’ajoutaient aux quelque 210 députés du « socle commun » sur la base d’un contrat de coalition faisant place à leurs idées et propositions, l’histoire serait différente. Ils ne le veulent pas et le « socle commun », en particulier Les Républicains, pas davantage. De ce fait, les gouvernements Barnier et Bayrou ont été des attelages de circonstances, sans souffle ni cap solide, faute d’une base parlementaire structurée et de leadership assumé, faute aussi d’oppositions responsables.

Michel Barnier a chuté après 3 mois lorsque le Rassemblement national, auprès duquel il était allé chercher du soutien à défaut de l’obtenir des socialistes, a baissé le pouce. François Bayrou, qui a manœuvré pour aller à Matignon, est arrivé 10 années trop tard. Son moment était passé. Il n’a pas su impulser une dynamique, diriger son gouvernement, donner une lisibilité à son action. Le conclave sur les retraites, qui aurait pu être une bonne idée, est devenu un Triangle des Bermudes et la présentation en juillet de son plan de remise en ordre des comptes publics n’a été suivie contre tout bon sens d’aucune négociation avec les forces parlementaires durant le reste de l’été. Le diagnostic de François Bayrou sur les comptes publics et l’endettement est pourtant le bon, mais la méthode pour mettre en œuvre le redressement est à l’inverse totalement désastreuse. En posant la question de confiance le 8 septembre, François institutionnalise de facto son renoncement. C’est un échec politique regrettable. Il n’était pas écrit qu’il doive en être ainsi. Il y a dans le gouvernement Bayrou des personnalités qui auront su faire progresser décisivement l’action publique malgré les vents politiques défavorables, en particulier Manuel Valls sur la Nouvelle-Calédonie avec l’accord de Bougival.

Un an et 3 mois dans la législature, la France est à l’arrêt. Elle n’aura plus de gouvernement lundi prochain et ses comptes publics sont lourdement dans le rouge. L’incertitude et le chaos minent la société, l’opinion publique, la vie économique, les investissements, les entreprises. Il est illusoire de se dire que parce que nous sommes la France, tout cela n’est pas si dramatique et qu’il ne se passera rien de grave pour nous sur les marchés financiers. Je redoute la réaction des marchés et la conséquence sur les taux d’intérêt d’une situation qui verrait l’endettement se poursuivre, la dépense publique croître mécaniquement et les budgets être rejetés par le Parlement cet automne. La France n’est pas une île et notre souveraineté, notre capacité à faire des choix collectifs et à les financer est menacée. Dès lors, de deux choses l’une : ou les forces politiques de l’arc républicain prennent la mesure des périls et entrent dans une négociation de grande coalition, ou l’Assemblée nationale devra être dissoute et de nouvelles élections législatives organisées. La France ne peut se permettre pour 18 mois encore, jusqu’à l’élection présidentielle du printemps 2027, un surplace politique menaçant pour son économie, son crédit international, sa réputation et son avenir.

Il ne sert à rien de mégoter, comme le font les groupes parlementaires de l’arc républicain. La solution leur appartient. Il s’entend que certains voudraient gagner du temps avec l’élection présidentielle dans le viseur. Mais que veut dire gagner du temps lorsque le pays est en aussi grande difficulté ? Une tactique électorale ne peut l’emporter sur l’intérêt général, sauf à abdiquer tout sens des responsabilités. Le Président de la République doit cesser de totémiser sa politique fiscale dont l’échec est désormais avéré par l’envolée des déficits des comptes publics. Il lui faut présider, non gouverner. Il y a des verrous qui doivent nécessairement pouvoir être desserrés, et notamment l’imposition des ultra-riches, si l’on veut trouver une solution de gouvernement pérenne, utile et acceptable aux Français. On ne peut demander aux classes moyennes et au monde du travail de supporter la charge et les douleurs d’un ajustement budgétaire rude pour préserver des choix de politique économique défaits dans les urnes en juillet 2024. Il faut enfin vouloir entendre la colère et les souffrances des Français. Le peuple souverain, c’est eux. Et c’est vers eux qu’il faudra retourner si le successeur de François Bayrou devait malheureusement échouer à son tour.

L’avenir n’est ni avec le Rassemblement national, ni avec La France Insoumise. Il faut épargner à la France les désastres immanquables liés à l’inculture économique, à l’autoritarisme, au rejet de l’Etat de droit, aux haines et aux obsessions. Mon cœur est à gauche et le reste. Je pense à Pierre Mendès France et Michel Rocard, qui ont tant marqué ma vie citoyenne. Tous deux ont su en leur temps relever les défis avec le plus grand courage. Les circonstances requièrent une abnégation inédite, un dépassement qui n’est en rien le renoncement aux idées et aux forces que nous chérissons, mais une volonté sincère de les rassembler lorsque les circonstances l’exigent. Au fond, pour retrouver Edouard Herriot et sourire un peu, ce qui s’impose, c’est d’y aller mollo sur l’andouillette. Opposer la responsabilité à l’aventure, c’est possible. Sortir de la facilité de la politique politicienne auxquels les Français ne comprennent rien et qu’ils rejettent puissamment, c’est un devoir. Il est grand temps. Comme je n’ai pas envie de laisser Herriot tout seul, j’en appelle à Michel Audiard. Dans Le Cave se rebiffe, il prêtait à Jean Gabin cette réplique implacable : « Les conneries, c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer ». Nous pouvons éviter cela à condition de nous rassembler. Le pire n’est pas toujours certain. Il n’en tient qu’à nous.

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