Passer au contenu

Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Les cheveux longs

Vers 12 ans, en Bretagne

Chaque époque connaît sa petite révolution. Mes enfants grandissent. Sur le chemin de leur adolescence s’ouvre pour eux comme pour nombre de leurs amis une possibilité, un rêve, un Graal : avoir un smartphone, synonyme de liberté, d’échanges, de conquête. Doit-on résister à la liberté ? Assurément, non. Faut-il mettre en garde contre les risques et dangers de cette liberté ? Oui. J’ai fait sourire mes enfants il n’y a pas très longtemps en leur apprenant – ce dont ils se doutaient, vu les chiffres canoniques sur mon récent gâteau d’anniversaire – que les smartphones n’existaient pas lorsque j’avais leur âge et qu’au demeurant, la moitié de la France de l’époque attendait toujours le téléphone lorsque l’autre moitié, certes équipée, attendait la tonalité. C’est dire combien je viens de loin. A leur sourire s’est alors ajouté une interrogation affleurante : quel pouvait bien être dès lors le rêve d’émancipation et de liberté de leur malheureux papa sans téléphone dans ce monde d’avant ? Un vélo, un vélomoteur ? Un peu sans doute. J’ai eu les deux. Mais je n’eus pas à lutter et convaincre pour les recevoir. Mes parents aimaient les deux roues. J’ai pédalé, j’ai roulé et j’ai adoré cela. Mon rêve d’émancipation était ailleurs et il était bien différent : je rêvais d’avoir les cheveux longs.

J’ai grandi dans les années 1970. Cela fait un sacré bail. Si la machine à remonter le temps existait, je serais heureux de retourner faire un tour à cette époque. Les Trente Glorieuses s’achevaient et les chocs pétroliers n’étaient pas encore venus. Pompidou gouvernait. La France voyait arriver les premiers supermarchés et les pièces de nos maisons se couvraient de papiers peints oranges et marrons, couleurs fétiches et un peu criardes de ces années. J’ai le souvenir d’une modernité attendrissante et heureuse. La mode, c’étaient les pantalons longs aux pattes d’éléphant. On voyait cela partout. Les jeunes femmes les portaient et bon nombre de jeunes hommes également, en même temps qu’ils arboraient des cheveux longs. A l’école primaire, les cheveux poussaient aussi, mais pas les miens et j’en étais bien triste. Mon père était adepte pour lui d’une coupe à la brosse nette et fréquente ne laissant aucune place à une mèche rebelle. Ma grand-mère était coiffeuse. Nous allions tous les mois la voir à Quimerc’h, notre village, et le dimanche passé avec elle s’achevait toujours par une coupe, d’abord pour mon père, puis pour moi. Court devant et ras derrière, disait-on alors. J’essayais timidement et vainement de plaider pour des coups de ciseaux moins décisifs.

Les cheveux longs avaient une histoire et mai 1968 y était pour beaucoup. Tous les carcans et toutes les convenances confites avaient été secoués. Il était devenu interdit d’interdire. La société française respirait un air de liberté enivrant. Ma jeune maman et mon papa aux cheveux en brosse avaient fait mai 1968. Les libertés gagnées étaient un peu partout chez nous, à l’exception notable des coiffures masculines. Le saut était sans doute trop brutal. Je me souviens d’une grand-tante que j’aimais beaucoup, syndicaliste CGT et communiste, qui affirmait que les hommes ne devaient pas ressembler aux femmes et que les cheveux longs étaient un scandale pour cette raison. Le côté anar et relâché de mai 1968 n’avait pas embarqué tous les gens de progrès. Reste que du haut de mon enfance et bientôt de mon début d’adolescence, je ratais le train des bouclettes et des longues mèches indisciplinées que je voyais avec envie sur la tête de mes copains. J’essayais, j’argumentais avec un peu plus de persistance, je négociais face aux ciseaux et au miroir. Ce n’était pas simple. Ma grand-mère coiffeuse était bienveillante, mais mes explications ne la convainquaient guère. Les cheveux longs que je décrivais étaient en vogue à Quimper, pas vraiment dans les campagnes de Quimerc’h.

Tristement, la disparition de ma grand-mère nous conduisit vers un autre salon. J’y étais juste un jeune client parmi d’autres. Le coiffeur n’était plus juge et partie comme avait pu l’être ma grand-mère, qui me manquait beaucoup. Peu à peu, me rendant seul au salon, je pus m’affranchir et gagner ma liberté. Ce ne fut pas radical, pas tout de suite en tout cas. Mon père veillait et ma mère faisait attention. Progressivement, ma tignasse s’épaissit et les oreilles se couvrirent. Il fallait cependant que tout cela ait encore une forme. Lorsque ce n’était plus le cas et que le peigne devenait d’un secours relatif, la visite chez le coiffeur s’imposait. A la longue, c’est ainsi que je rattrapai les années de retard que j’avais sur mes copains pour embrasser le mouvement capillaire de l’époque. Je n’en ai pratiquement aucune photo. Les smartphones – encore une fois – n’existaient pas et si j’avais bien un petit instamatic, j’étais celui qui photographiait les autres sans imaginer un instant qu’il soit possible de retourner l’objectif vers moi pour ce que l’on appellerait un selfie une génération après. Me voilà ainsi forcé d’espérer que le lecteur de ces lignes croira sur parole que j’eus les cheveux longs jusqu’au début de l’âge adulte et qu’une rechute au milieu de la trentaine me rapprocha même un moment du catogan.

On a les rébellions qu’on peut. Je confesse les miennes. Il est permis et même recommandé d’en rire. Je ressens une forme de tendresse à raconter tout cela. C’était il y a longtemps. Les ciseaux ont repris depuis lors le contrôle de mes cheveux, lesquels virent doucement au poivre et sel, le sel l’emportant même bientôt sur le poivre. Une amie me racontait il y a quelques mois combien elle n’aimait pas la coiffure commune aux amis adolescents de son fils et des miens. « Ils ont tous des têtes de brocolis », me disait-elle. Le souvenir courroucé de ma grand-tante un demi-siècle avant me revint et je ne pus réprimer un sourire. Chaque époque a sa mode et ses moments plus ou moins heureux d’émancipation capillaire. Mes fils ont la coiffure qu’ils veulent. C’est leur liberté. Et surtout, rien n’est au fond jamais écrit. Je me souviens ainsi que, la retraite venue après 40 ans d’enseignement face à ses élèves de lycée, mon père se laissa pousser la barbe, mais aussi et surtout les cheveux. Finie la coupe en brosse. Il était allé au bout de son mai 1968 à lui. Secrètement, j’avais trouvé cela chouette. Il n’eut pas le temps de connaître les smartphones si chers à ses petits-enfants, mais il s’était affranchi des ciseaux. Il s’était dit à raison que la liberté fait du bien et qu’elle n’appartenait qu’à lui, qu’à nous.

Laisser un commentaire

Accord de Paris : réussir, parce que c’est encore possible

Ponta Delgada, Açores, octobre 2025

Il y aura 10 ans dans quelques semaines, la COP 21 s’achevait par l’adoption de l’accord de Paris sur le climat. Je garde un souvenir fort de ce moment. Rien n’était sûr jusqu’à quelques heures de la conclusion de la conférence. Toutes les parties étaient là et leurs ambitions, leurs différences et leurs divergences étaient nombreuses. Il y avait près de 200 Etats représentés. A la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, je suivais jour après jour et bientôt heure par heure les informations qui nous parvenaient du Bourget. J’avais le sentiment que si la conférence débouchait sur un échec, le cadre multilatéral de l’action climatique n’y survivrait pas. L’enjeu était considérable. Connaissant le sujet climatique de ma vie professionnelle passée, j’avais suivi comme député les COP précédentes et la préparation de la COP 21. J’avais été le rapporteur de l’Assemblée sur la prolongation du Protocole de Kyoto. J’étais convaincu qu’il y aurait à Paris en cette fin d’année 2015 un momentum diplomatique, politique et sans doute économique à saisir. Au finish, l’accord fut adopté. J’ai encore en mémoire l’émotion de Laurent Fabius, qui avait présidé la conférence avec persévérance et passion. Il y avait sur les visages la fatigue de nuits trop courtes et la joie d’un dénouement si longtemps espéré.

Dix ans ont passé. J’ai été le rapporteur du projet de loi de ratification de l’accord de Paris à l’Assemblée nationale au début 2016. C’est mon meilleur souvenir de vie parlementaire. Je voulais aller chercher le vote unanime de mes collègues députés et j’avais mis toutes mes tripes dans la rédaction de mon rapport. Au moment de monter à la tribune, j’avais ressenti à mon tour cette même émotion submergeante devant l’énormité du sujet : l’habitabilité de notre planète et l’avenir de la vie. L’accord de Paris a pour objectif de limiter à la fin du XXIème siècle le réchauffement climatique nettement au-dessous de 2°C par rapport à l’ère préindustrielle et de poursuivre l’action pour ne pas dépasser 1,5°C. A cette fin, l’accord prévoit que les Etats parties augmentent tous les 5 ans leurs engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre et qu’une aide financière massive est versée aux pays en développement par les pays développés, principaux responsables de la crise climatique en raison de leurs émissions et de leur forte consommation. L’accord de Paris est entré en vigueur à la fin 2016. Tous les Etats l’ont ratifié à l’exception de l’Iran, de la Libye et du Yémen. Les Etats-Unis en sortiront en janvier prochain. Il reste pour tous l’ensemble des autres pays le cadre d’action commune.

Les 10 dernières années ont été les plus chaudes depuis que les températures sont enregistrées et l’objectif de ne pas dépasser 1,5°C est malheureusement devenu illusoire. Pouvons-nous encore rester sous la barre des 2°C ? Si le rythme des émissions devait demeurer à son niveau actuel,  les 2°C seraient dépassés à leur tour sous une trentaine d’années. Les émissions continuent d’augmenter, même si leur augmentation annuelle est désormais bien moindre. Tout le défi est d’aller chercher au plus vite le pic mondial d’émissions et de réduire celles-ci massivement par la suite. Aujourd’hui, une décennie après l’accord, le réchauffement projeté pour la fin du siècle serait de 2,8°C. C’est certes plus faible que les 4°C modélisés avant la COP 21, mais cela reste toujours terrifiant pour la vie humaine et l’avenir des écosystèmes. L’accord de Paris est parvenu à ralentir le processus de réchauffement de la planète, mais insuffisamment à ce stade, et si tous les Etats parties ont présenté leurs plans de réduction des émissions pour 2030, moins de la moitié d’entre eux l’ont fait pour 2035. Or, c’est sur ces plans et leur mise en œuvre que tout se jouera. Si les engagements étaient tenus et que les objectifs de neutralité carbone pour 2050 et 2070 étaient respectés, rester sous la barre des 2°C serait encore possible.

Voilà où nous en sommes. L’accord de Paris et sa mise en œuvre ne sont pas les échecs flagrants que décrivent les milieux climato-sceptiques et les lobbies des énergies fossiles, mais la crise climatique demeure dans toute son amplitude. A nos latitudes d’Européens, nous avons tous expérimenté des canicules éprouvantes, parfois aussi des inondations et des tempêtes d’une violence insoupçonnée, et bien pire est à venir si les engagements de l’accord de Paris étaient privés de leur substance et de leur dynamique. L’ébranlement du monde joue contre l’action climatique, qu’il s’agisse de la guerre de la Russie en Ukraine ou des guerres commerciales de Donald Trump et de la Chine au reste du monde. Les priorités budgétaires sont désormais au réarmement et bien moins à la protection du climat. L’Union européenne s’est écartée de son Green Deal sous la pression de certains gouvernements. Il faut combattre frontalement le travail de sape entrepris contre la cause climatique par Donald Trump et qui s’étend jusqu’à une remise en cause insensée de la science. L’affirmation récente de la justice climatique est un atout précieux pour maintenir l’action, en particulier l’avis de la Cour internationale de justice de juillet 2025 sur les obligations contraignantes des Etats pour le climat.

Que faire ? Se battre à l’échelle des COP – et notamment à celle de Belem en ce mois de novembre – et de chacun des Etats parties pour porter plus loin les plans volontaires de réduction des émissions. Ces plans dans leur contenu actuel conduiraient à une réduction des émissions mondiales de 10% à l’horizon 2035 par rapport à 2019, alors que c’est a minima une réduction de 35% qu’il faudrait viser pour rester sous la barre des 2°C. Dans ce cadre, la question énergétique est majeure et incontournable. La production d’énergies fossiles continue d’augmenter, malgré le déploiement record des énergies renouvelables encouragées par l’accord de Paris. Un travail considérable et largement révolutionnaire est à conduire sur l’électrification des usages et procédés industriels, et sur la flexibilité de production et consommation permettant de faire de l’intermittence des énergies renouvelables non un obstacle, mais un atout décisif. C’est ainsi que l’on détournera des énergies fossiles les nombreux secteurs industriels et de service qui en restent à ce jour largement dépendants. Il faudrait pour cela le signal politique fort d’un objectif de sortie des énergies fossiles, daté et quantifié globalement, qui devienne la clé de voute des plans volontaires de réduction des émissions.

L’avenir de l’action climatique dépend enfin de la diplomatie. Aussi difficile que cela puisse paraître, c’est avec la Chine que l’Union européenne doit chercher une alliance. Il s’agit de limiter l’activisme de Donald Trump. Pour trois ans au moins, les Etats-Unis agiront hors du jeu pour ruiner la cause climatique, pressions politiques et menaces commerciales à l’appui. Mais s’ils représentent 10% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, leur retrait de l’accord de Paris n’est cependant pas un drame absolu si une dynamique parvient à se créer face à eux et qu’elle sait faire le pont avec les attentes des pays en développement. Ce pont relève non seulement du devoir, mais aussi de la stratégie diplomatique renouvelée. Cela requiert d’accroître les financements à destination de ces pays. La dernière COP à Bakou avait été une déception pour eux. C’est un financement de 1300 milliards de dollars par an qui est attendu à Belem et il devra reposer bien davantage sur des dons que des prêts. Il devra aussi mobiliser les banques internationales de développement. Dix ans après l’accord de Paris, c’est par la résilience de l’action diplomatique et par sa capacité à dépasser les postures que l’action climatique pourra continuer en dépit des tensions géopolitiques et des bouleversements du monde.

Il m’arrive parfois de tourner quelques pages de mon rapport sur l’accord de Paris. J’ai toujours le souvenir de mes interrogations d’alors. Devais-je privilégier la technicité ou parler avec le cœur ? Sans esquiver la technicité, j’avais choisi le cœur. Je pensais à mes trois enfants. Quel monde serait le leur ? Derrière chaque dixième de degré d’augmentation de température évité, il y a des millions de vies et de destins épargnés. C’est immense. J’avais essayé aussi de ne pas opposer l’action climatique au développement économique. On ne sauvera pas le climat sans l’économie, l’entrepreneuriat, l’innovation, la croissance. Dans mon entreprise allemande de fabrication de panneaux solaires, nous avions cette formule : « Klimaschutz beschäftigt uns » (la protection du climat nous emploie). Je l’avais citée dans mon discours. Je crois profondément au rôle et à la responsabilité de l’entreprise. Comme je crois également que la cause climatique est indissociable de la justice sociale, que son acceptabilité et donc sa réussite en dépendent. Et je défends ardemment la préservation des espaces naturels et des puits de carbone. Il y a tant à faire. Nous n’avons d’autres choix que de nous battre, encore et toujours. Nous devons aux générations futures de ne pas renoncer. Et de réussir parce que c’est encore possible.

Commentaires fermés

Toussaint ou Halloween

Le mois d’octobre tire à sa fin et annonce sous quelques jours une fête que je n’ai jamais vraiment goûtée : la Toussaint. Aussi longtemps que je puisse me souvenir, cette fête évoque pour moi un ciel plombé et bas, un vent frisquet et une pluie pénétrante. Je me souviens de la tournée des cimetières, comme nous l’appelions dans mon enfance finistérienne, les bras chargés de pots de chrysanthèmes et de cyclamens. Il fallait nettoyer les pierres à grande eau, en plus de celle qui tombait généreusement du ciel, avant d’y déposer soigneusement nos plantes. Une année, devant une pierre légèrement descellée, mon oncle avait glissé d’une voix sépulcrale : « on croirait voir outre-tombe ». Je n’avais pas fermé l’œil la nuit suivante. Le cimetière devenait l’espace de ces quelques jours d’octobre un étrange lieu, entre obligation, recueillement et … retrouvailles de parents ou d’amis. Je me souviens de ma famille rencontrant fortuitement quelques copains de jeunesse sur les hauteurs du cimetière. C’était curieux et réconfortant. On se donnait des nouvelles et il n’était pas rare que les discussions engagées à voix basse entre les tombes se poursuivent plus joyeusement dans la chaleur revigorante du café. Le cimetière avait été le point de ralliement, la suite se racontait forcément ailleurs.

Je ne fuis pas les cimetières. Il m’arrive de m’y arrêter. Les cimetières ont un sens, une signification pour moi. Je suis attaché aux miens, aux gens qui ont compté dans ma vie et j’ai besoin de les retrouver discrètement. J’ai parfois avec moi une petite fleur que je laisse et que le vent ou la pluie emportera quelques jours ou semaines après. Cette petite fleur porte mon émotion, un moment de méditation, un bout de prière. Elle est surtout un lien. Je n’oublie pas d’où je viens. Le respect et la gratitude sont au cœur des valeurs que m’ont transmis mes parents. Il est vrai cependant que je préfère ces moments de recueillement sous un soleil réparateur et dans la solitude à la grisaille, l’humidité et la foule de la Toussaint. Arrivé à l’âge adulte, j’ai eu la chance de découvrir d’autres traditions et cultures du 1er novembre, comme celles d’Amérique latine. Ce ne sont certes pas les mêmes latitudes ni les mêmes histoires, mais elles m’ont touché avec la représentation de la mort comme continuation de la vie et pour cette raison un regard imagé, des couleurs, de la musique, des danses, des récits et de l’humour. Je me suis aperçu que la Toussaint n’était pas forcément sinistre et déprimante, qu’elle avait force de transmission et que l’on pouvait même rire ce jour-là aussi.

Là est au fond tout le sujet. Ce moment de l’année doit-il être triste ? Je l’ai pensé à tort. Le rire et l’humour font partie de ma vie. Avant de vivre aux Etats-Unis au début des années 1990, je n’avais jamais entendu parler de Halloween. Tout d’un coup, plongé dans une géographie et une culture qui n’étaient pas les miennes, je m’étais retrouvé face à une réalité que je n’avais jamais soupçonnée : une célébration païenne marrante et grinçante, ouverte à toutes les imaginations, avec des enfants déguisés courant une bonne part de la nuit du 31 octobre pour les chasses aux bonbons. Je n’en revenais pas de toutes les citrouilles que j’apercevais partout devant les maisons, au coin des rues et jusque dans mon entreprise. J’avais été surpris, puis conquis. Voyais-je une opposition entre Halloween et la Toussaint, entre la païen et le religieux ? Sans doute un peu, mais je l’ai vite oubliée au point de trouver bien des mérites à la dinguerie orange du 31 octobre et de m’y prêter de bon cœur. Au retour de ma vie américaine, j’avais été ébahi que Halloween ait touché l’Europe. Je me souviens de mon père décorant notre maison de toiles d’araignées, de chouettes et autres attributs flippants pour amuser mes neveux. Un moment venu d’ailleurs tempérait la solennité de la Toussaint et c’était très bien.

Je suis aujourd’hui un papa qui a sculpté des citrouilles, glissant à l’intérieur de l’écorce une petite bougie pour éclairer les nuits fraiches de la fin octobre à Bruxelles. J’ai participé une année à une préparation collective de soupe orange dans la classe de mon fils Pablo, qui avait commencé par la disparition malencontreuse de notre potiron familial dans la cour de récréation. Avant les bonbons, il avait fallu chercher le potiron. Nous en rions encore en famille. Je me dis parfois que Halloween aurait dû arriver en Europe lorsque j’avais l’âge de mes enfants. Cela m’aurait fait du bien de rigoler un bon coup. On entend des tas de trucs critiques sur Halloween, que c’est un peu surfait, que ce n’est pas notre culture ou qu’il n’est pas juste de rire ainsi. Je pense tout l’inverse. Mieux vaut se marrer que de déprimer ou d’avoir peur. Et mieux vaut aussi démystifier un moment triste et peu compréhensible pour les enfants comme la Toussaint, non pour le reléguer ou pour l’ignorer, mais pour l’apaiser et le vivre autrement. J’ai l’impression d’avoir fait une étrange synthèse des citrouilles et des chrysanthèmes. Je n’ai certes plus l’âge depuis longtemps d’avoir crainte du 1er novembre, mais je suis arrivé à trouver réconfort dans la juxtaposition de l’orange des uns et du jaune des autres.    

J’écris tout cela depuis l’Ile-Tudy, à quelques mètres de l’océan. L’écho des vagues m’enveloppe. Demain soir, mes enfants feront la chasse aux bonbons. C’est ce qu’ils m’ont dit. Je ne suis pas certain que beaucoup de portes s’ouvriront. Il n’y a pas grand monde à cette époque dans nos petites rues parcourues par le vent marin. Ils auront tout de même un petit butin à se partager. Ils riront et moi avec eux. Et puis samedi 1er novembre, lorsque nous quitterons l’Ile-Tudy pour prendre la route du retour, je leur parlerai des miens, qu’ils n’ont pas connu et qui sont aussi les leurs. J’en ferai un moment de souvenir, doux et tendre. Raconter ceux qui ne sont plus là ne doit pas nécessairement être triste ou tragique. Il y avait de belles personnalités dans notre famille, des gens simples et passionnants, chaleureux, attentifs et drôles. Je me dis que mon père aurait aimé que l’on se souvienne de lui pour ses mésaventures de distrait et ma grand-mère pour l’affection sans limite qu’elle nous portait. Je dirai à mes enfants qu’ils vivent en nous et qu’ils ne sont pas si loin. Sur notre route, nous croiserons sûrement quelques cimetières fleuris. Je ne sais s’ils les verront. Moi, je les verrai. Je regarderai doucement, peut-être pour apercevoir le garçonnet que je fus. Et je n’aurai plus peur.

Commentaires fermés

Tout fout le camp, jusqu’où ?

Entre deux réunions ce matin, j’ai aperçu les images de l’entrée de Nicolas Sarkozy à la prison de la Santé. Elles m’ont remué et peiné, moins tant pour lui que pour les siens et pour la France aussi. Le moment est vertigineux. Un ancien Président de la République est désormais sous les verrous en vertu d’une condamnation à 5 ans de prison après avoir été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007. Cette histoire m’est toujours apparue totalement extravagante. Quel esprit sensé aurait pu engager pareille aventure contre la loi, contre la morale et plus encore contre le souvenir exigeant et ému que l’on devait aux 170 disparus du DC 10 d’UTA victimes en 1989 du terrorisme libyen ? Par quel égarement un ministre en exercice et le directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy se sont-ils retrouvés dans une même pièce, à la même table avec le commanditaire de cet attentat monstrueux, condamné à la prison à perpétuité par contumace par la justice française ? J’ai suivi l’affaire devant le tribunal correctionnel de Paris et je ne comprends toujours pas pourquoi tout cela s’est produit, dans quel but. On voudrait croire à une expédition de Pieds nickelés, à part que les faits ont été rapportés et étayés, qu’ils sont gravissimes et confondants.

Cette histoire est moche. Nicolas Sarkozy paie-t-il à tout le moins pour l’inconséquence et les errances de ses collaborateurs de l’époque ? Sans nul doute. Il a fait appel du jugement du tribunal et il est donc présumé innocent. Devait-il être incarcéré malgré l’appel ? Chacun appréciera à l’aune de la gravité des faits jugés. En tout état de cause, un autre procès viendra et Nicolas Sarkozy, comme c’est son droit, comme c’est aussi son tempérament, se défendra vigoureusement. Mais la France est un État de droit et il n’est pas acceptable que l’énormité de ce que nous vivons aujourd’hui tourne au procès des juges et de leur indépendance. L’indépendance de la justice est un principe fondamental dans la vie démocratique. Les juges décident à l’abri de toute influence ou instruction de quiconque. Ils exercent leurs responsabilités pleinement, souverainement, dans le respect absolu du cadre de droit. C’est leur faire injure que de les imaginer motivés par une quelconque vendetta politique ou un agenda caché. Pour cette raison, je n’ai pas compris que le Président de la République, garant de l’autorité judiciaire, reçoive Nicolas Sarkozy à l’Elysée il y a quelques jours. Et je ne comprends pas que le Garde des Sceaux Gérald Darmanin annonce vouloir lui rendre visite à la prison de la Santé.  

Il n’y a pas de justiciable plus important qu’un autre. La justice doit être la même pour tous. Je n’ai rien contre Nicolas Sarkozy. J’ai toujours été impressionné par l’homme et son attachement sincère à la France. Je n’ai certes jamais voté pour lui, mais je sais le républicain qu’il est et le courage qui fut le sien à diverses étapes de son parcours public. Je ne fais aucunement partie de ceux qui glosent ou qui ricanent en ce jour d’octobre, je fais à l’inverse partie de ceux qui sont inquiets et redoutent l’embrasement. Notre pays traverse une période d’une extrême gravité, une crise morale terrible et inédite qui mine l’essentiel : la cohésion nationale et le vivre-ensemble. Les réseaux sociaux charrient des flots ininterrompus d’insultes, de messages de haine, de propos vulgaires et délirants. Le complotisme tourne à plein régime. Pour combien de temps encore pourrons-nous faire nation à ce rythme ? Le désastreux sentiment que plus grand-chose n’est tenu prospère dans la société française à la vitesse de la lumière. Les gouvernements tombent les uns après les autres, les jeux partisans l’emportent sur l’intérêt général. Les finances publiques sont en capilotade, la crise menace nos entreprises, nos emplois, nos villes et nos régions. L’insécurité fait peur et le Louvre a été cambriolé.

Il y a l’abattement, il y a la colère et il y a aussi l’humiliation. Rien n’est pire, rien n’est plus déstructurant que l’humiliation. La somme des ras-le-bol est une bombe à retardement dont la possible déflagration nous menace tous. Le bonheur collectif des Jeux Olympiques de Paris est si loin, malheureusement. Fut-il même juste un rêve ? Les mauvaises nouvelles s’enchaînent depuis des mois et se vivent au quotidien dans l’archipel français, pour reprendre l’expression si justement imagée de Jérôme Fourquet. Des tas de gens en arrivent à douter de la démocratie, à souhaiter un pouvoir fort, autoritaire, un Trump français, un leader fort en gueule et à la main de fer. Le Président de la République ne parle plus après avoir parlé de trop, mais continue de tout diriger sans prendre la mesure de ce qui se joue et de l’urgence qu’il y a de changer. Le pays suffoque, prisonnier de ses difficultés, du manque de courage, de l’absence de visibilité. Les enquêtes d’opinion, avant même les intentions de vote, renvoient une image de tragique impuissance par la sévérité extrême du jugement porté par les Français. « Tout fout le camp, ma pauvre Lucette », disait une parodie de publicité il y a longtemps. Elle me revient à l’esprit aujourd’hui et ce n’est plus pour en rire. Tout fout le camp en effet, et jusqu’où ?

Les images de Nicolas Sarkozy sur la route de la prison me renvoient un goût de cendres. Les secousses endurées par la société et la démocratie française, au sens propre ou figuré, ne peuvent durer davantage. Notre pays doit se ressaisir. Cela veut dire parler vrai, parler juste, parler clair. Cela veut dire oser, tout simplement, contrer dans le débat public le travail de sape contre la démocratie, l’Etat de droit, la liberté, mené par certains médias et certaines officines. Il n’est plus temps de se cacher ou de se défausser, par calcul ou par lâcheté. Il faut tenir un langage de vérité sur les principes républicains, sur l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs, sur l’éthique de responsabilité et le devoir d’exemplarité aussi. Les Français sont attachés à l’égalité des citoyens, en droit et dans les faits. Il faut vouloir s’élever pour servir l’intérêt général, faire le choix du mouvement, prendre les risques nécessaires pour sortir notre pays de la crise, s’unir dans l’action. Et il faut enfin vouloir entendre le bouillonnement d’une société tourmentée et rageuse, ses attentes et ses incompréhensions. Un pays comme le nôtre ne se dirige pas en surplomb, de loin et avec morgue, mais à hauteur de vie, celle de chacune et chacun d’entre nous, dans le respect des passions françaises et de l’intelligence collective.

Commentaires fermés

Grand-père Viking

Dans les dunes de Bréhal, 6 octobre 2025

En début de semaine, je suis allé dans la Manche. J’avais un rendez-vous à Coutances pour parler d’avenir et de transition énergétique, pas loin de l’océan. J’étais parti tôt le matin de Honfleur et je me suis aperçu, à mesure que je roulais vers ma destination, que j’y arriverais un peu en avance. J’ai alors fait le détour auquel je rêvais depuis bien longtemps vers un village : Bréhal. Lorsque j’étais enfant, j’avais vu sur ce qui était alors la 1ère chaîne de l’ORTF un feuilleton – on ne disait pas encore série – qui s’appelait Grand-père Viking. Ce feuilleton m’avait beaucoup marqué et quelque 50 années plus tard, il n’a jamais quitté ma mémoire. Je me souviens encore de certaines scènes et de la mélodie du générique. C’était l’histoire d’un jeune homme revenant à Bréhal sur les traces de son enfance, 10 ans après la disparition en mer de son grand-père, l’homme qu’il avait adoré, à la forte personnalité, qui avait entrepris de faire de ses vacances un bonheur permanent, une découverte de tous les instants pour le détourner de la vie parisienne qui était la sienne le reste de l’année. Il y avait la mer, le bateau, le village et les deux étranges copains de son grand-père, un acrobate nommé Zita et un autre personnage haut en couleur appelé le Mexicain, qui habitaient une cabane dans les dunes de Bréhal.

Plus personne sans doute ne se souvient de Grand-père Viking. Le jeune homme, qui s’appelait Guillaume, avait vécu dans le souvenir de son grand-père, sans connaître les circonstances de sa disparition en mer. Son grand-père lui avait donné la passion de l’océan et il s’apprêtait à embarquer sur la Jeanne d’Arc, qui était alors le mythique navire-école de la marine nationale. Son voyage à Bréhal, juste avant de s’en aller autour du monde, était comme un pèlerinage, une quête de sens, un remerciement éperdu. A Bréhal, Guillaume retrouvait Zita et le Mexicain, et perçait peu à peu par l’échange avec eux la vérité derrière la mort de cet homme qui avait tant bercé et construit sa vie d’enfant. Le feuilleton montrait Guillaume enfant, puis adolescent, par des flashbacks d’une grande beauté vers les souvenirs d’avant. J’avais aux alentours de 10 ans et Grand-père Viking avait touché en moi une corde sensible. Il n’y avait pas beaucoup d’action, mais une richesse de dialogues, un charme, une force qui résonnaient en moi. Ce feuilleton m’avait pris au cœur. C’est, je crois, la première fois que je mesurais, sans pouvoir encore y coller de vrais mots, le sens de la transmission et de sentiments aussi profonds que la paix, la gratitude et l’amour par-delà le chagrin et le mystère de la mort.

Grand-père Viking est resté dans ma mémoire pour tout cela, pour cette dimension initiatique qui m’avait bouleversé et même emporté. Un livre aurait pu y conduire, un feuilleton l’a fait. Sans doute y avait-il aussi une autre raison, plus personnelle, plus intime qui expliquait l’émotion ressentie alors. Je n’ai pas connu mes grands-pères et Grand-père Viking offrait une réalité insoupçonnée pour l’enfant que j’étais sur ce qu’un lien d’affection avec un grand-père pouvait être. Je n’en avais pas conscience. Une grand-mère adorée occupait une grande place dans ma vie. Tout d’un coup, je découvrais ce qu’un grand-père aurait pu être également. Cela m’avait ébranlé et porté vers des tas de regrets, une peine naissante, un manque de souvenirs et de visages. Une nuit, je fis même le rêve étrange que nous allions voir mon grand-père maternel, que j’allais faire sa connaissance. Il avait un peu des traits d’Armand, le grand-père de Guillaume, et surtout il était joyeux. Ce n’était qu’un rêve, qui ne revint pas. J’ai mesuré alors combien, du haut de mes 10 ou 11 ans, j’aurais aimé connaître Jean-Yvon Gloaguen et Jean Le Borgn’, si les malheurs de la vie ne les avaient pas frappés. Je suis sûr que j’aurais tant appris d’eux et qu’ils auraient été mes grands-pères viking (ou plutôt mes grands-pères celtiques).

Mon père est décédé lorsque mes trois enfants étaient très jeunes. Seul Marcos, mon fils aîné, conserve quelques souvenirs de lui. Qu’ils ne se soient pas longtemps connus, eux et lui, est pour moi un grand regret. Je leur parle souvent de leur grand-père. Il s’appelait Armand, comme le grand-père de Guillaume. Ils l’appelaient Papi. Papi avait son style, sa personnalité, ses passions. Je crois qu’ils se seraient bien entendus, tous les quatre. J’aime le lien unique que mes enfants possèdent avec leur grand-père maternel, prestement nommé Ayo dans leurs jeunes années parce que « Abuelo » (grand-père en espagnol) était par trop imprononçable. Ayo s’appelle désormais ainsi pour toujours. Entre un grand-père et un petit-fils ou une petite-fille, on peut se dire bien des choses, partager des moments qui resteront à jamais et qui doivent échapper aux parents. C’est comme un secret, un jardin caché. Ces souvenirs sont intemporels. On les emporte avec soi, on les raconte et on les transmet aussi. Ayo est au cœur de leurs jeunes années, comme une référence, une ancre, un modèle. Il le restera toutes leurs vies. Cette richesse-là est une chance inestimable. C’est comme une étoffe, épaisse et généreuse, qui enveloppe une histoire personnelle, qui la protège et la sécurise sur les chemins de la vie.

Hier matin, quelques retraités se livraient à la pêche à pied sur la plage de Bréhal. Ils étaient solidement équipés et bien protégés du vent frais. Je ne l’étais pas. Ils devaient se demander ce que pouvait bien fabriquer ce type cravaté et en costume au milieu des dunes, perdu dans ses rêves. Je dépareillais dans le paysage. Peut-être aurais-je dû leur raconter ce que je faisais là. Après tout, Grand-père Viking, c’était leur époque aussi et le tournage avait mobilisé des habitants du village, leurs parents ou leurs grands-parents éventuellement. C’était mon pèlerinage, mais je l’aurais bien partagé. J’étais ému d’être là. De la plage, on apercevait les Iles Chausey et quelques bateaux dans le lointain. Grand-père Viking était une fiction et tout semblait pourtant si réel, si juste, tant de temps après. La force de ce récit, de ce feuilleton d’il y a si longtemps a nourri mon imaginaire de l’enfance à aujourd’hui. Cela valait la peine d’arriver un peu trop tôt à Coutances et d’avoir le temps de ce détour qui n’était pas planifié, pas pensé et qui n’en était finalement que plus merveilleux encore. C’était comme un rendez-vous avec moi-même, là-bas, face à la mer. Dans les dunes, j’essayais d’imaginer la cabane de Zita et du Mexicain. Il faudra que je revienne à Bréhal. Pas seul cette fois-ci, accompagné, et pour raconter.

Un souvenir de Grand-père Viking
2 commentaires