Sans doute faut-il s’éveiller le matin à côté d’un petit bonhomme de 3 mois, joyeux et tendre comme peut l’être mon petit Marcos, pour toucher du doigt le plus grand bonheur: donner la vie, la transmettre et la vivre. Ce bonheur est venu tard pour moi. Je le sens si précieux, si intense, si fragile aussi. La vie est une odyssée, avec ses aventures, ses passions et ses risques. Comme le film culte d’Etienne Chatilliez l’affirmait, elle n’est pas un long fleuve tranquille. J’ai appris à l’aimer au jour le jour, dans ses bonheurs simples et ses difficultés. Parce qu’elle peut être courte et éphémère. Je l’ai compris un jour de novembre 1997.
Flash-back. Le vendredi 21 novembre 1997, revenu le matin d’un long voyage dans l’ouest des USA, je roule dans ma vieille 2 CV entre Quimper, ma ville natale, et Brest, où se tient le Congrès du PS. Délégué de la Fédération des Français à l’Etranger, je suis fier que le Congrès se tienne dans ma fédération d’origine et me réjouis de retrouver au Parc de Penfeld les copains finistériens. A Brest m’attendent également Richard Yung et Monique Cerisier-ben Guiga, avec qui nous devons présenter à la tribune la proposition de réforme autorisant un adhérent du PS à rejoindre aussi un autre parti du Parti Socialiste Européen, long combat de la FFE. Sur le siège à côté de moi, ma sacoche avec le précieux discours.
Les paysages défilent le long de la voie express. Je passe tout près de Quimerc’h, le petit village de mon enfance. Souvenirs doux et heureux. Brest se rapproche peu à peu quand, soudain, je sens comme une odeur de brulé. Parfois, les agriculteurs brulent de vieilles choses dans les champs lorsque se rapproche l’hiver et je pense, l’espace de quelques instants, que cette odeur provient de l’extérieur. Erreur, elle est là, dans la voiture. Et, d’un coup, les flammes surgissent du moteur, sous les pédales. Le tapis de sol prend feu, les pédales fondent à quelques centimètres de mon pantalon, la fumée est suffocante. Ma 2 CV devient incontrôlable. Je suis au volant d’une voiture en perdition.
Jusqu’à mon dernier jour, je revivrai cette scène. Prisonnier d’une voiture en feu, je dois en sortir au plus vite. Or, elle roule à 80 km/heure, cette 2 CV, avec des voitures devant, des voitures derrière et à côté. On est froid face à l’ultime. Aucune panique, aucun héroïsme non plus. On veut sauver sa peau. Je vise quelques plots qui barrent une sortie d’autoroute, les percutent pour faire ralentir la 2 CV, saisis ma sacoche et ma veste, ouvre la porte et saute en marche. Je tombe sur le béton de la voie express, trainé par la ceinture de sécurité qui s’est enroulée le long de mon bras. Mon dos racle le sol. Douleur intense. Je me dégage de force et pars en roulé-boulé, sans qu’aucune voiture ne me heurte. Je suis vivant.
La voiture continue sa course vers un fossé alors que je me relève au milieu de la voie express. Des gens s’arrêtent, témoins de la scène. Ils courent vers moi, hébétés. Je marche vers le fossé où ma 2 CV achève de se consumer. A ma main, ma sacoche et ma veste. Scène surréaliste, pathétique et un peu comique en même temps. J’assure tout le monde que je vais bien. Mes vêtements sont déchiquetés et je dois avoir une tête à faire peur, mais non, je vais bien. A part bien sûr qu’arrivent la gendarmerie et les pompiers. Lesquels s’empressent de me dire que la prochaine destination sera pour moi l’hôpital de la Cavale Blanche, plus du tout le Parc de Penfeld.
Je me défends tant bien que mal. Puisque je vous dis que je vais au Congrès du PS ! Qu’ont-ils dû penser ? Que j’étais sérieusement secoué… Je me vois encore assurer aux pompiers que ma veste, protégée dans la chute, couvrira la chemise déchirée et me permettra d’aller à la tribune comme prévu. Certes, me dit un pompier en pouffant, mais cela n’empêchera pas que votre pantalon n’a plus de fond. Fin des haricots. Sans pantalon, pas de tribune. Et voilà l’ambulance en route vers l’hôpital, toute sirène hurlante. Hôpital où je passerai une bonne heure en fauteuil roulant, oublié dans une salle d’attente, parce qu’il y avait une urgence aux urgences et que je n’étais pas celle-là. Avant que l’examen révèle qu’hormis quelques contusions, je me tirais miraculeusement indemne d’une mort assurée.
Dans la nuit, transporté chez mes parents à Quimper, je mesure peu à peu ce à quoi j’ai échappé. Ils sont là, près de moi, rassurants, terrorisés certainement aussi, mais n’en montrent rien. J’ai pu prévenir les copains au Congrès. Richard a fait passer notre réforme. Hourra ! Je vivrai les deux autres jours du Congrès comme si j’étais ailleurs. Je n’ai aucun souvenir des débats. Le Télégramme, mon journal de cœur, avait raconté dans l’édition du samedi mes aventures sur la voie express dans la page des faits divers. Du coup, tout le monde au Congrès voulait me payer un coup. Et j’en ai pris, des coups, mais des bons cette fois. Avec Kofi Yamgnane, qui me donne une bonne bourrade sur mon dos endolori ! Et Richard et Monique qui m’entraînent au Conquet manger des crêpes face à la mer d’Iroise.
Drôle de souvenir. De retour à la maison, des semaines et mois durant, je prétendrai que cette histoire est derrière moi, qu’il faut oublier, regarder devant. Funeste erreur. De tels accidents laissent des séquelles morales et personne ne me l’avait pas dit. Je vivais seul et ne me voyais pas faiblir. Je ne voyais pas mon visage gris, l’abattement, les stigmates d’une dépression en route. Jusqu’à ce que mon patron, trois mois plus tard, me convoque un soir dans son bureau et m’enjoigne d’aller chez le médecin. Je ne dormais plus. Ou parfois je dormais trop. J’avais changé et je ne le savais pas. Lui si, car il connaissait mon histoire et savait, ayant vécu dans sa jeunesse un accident traumatique, ce que je traversais.
Voilà comment je me suis retrouvé au Centre de Traitement des Traumatisés à Bruxelles, spécialisé pour l’aide aux victimes de violences conjugales et d’accidents de la route. Pendant des mois, j’ai échangé avec une psychologue, loin de toutes mes préventions et autres clichés ridicules. Elle m’a fait parler de mon aventure de ce 21 novembre, mais aussi de la vie et de mes passions. Elle m’a fait toucher du doigt l’éphémère. En bien. J’ai même écrit à sa demande le scénario d’un court métrage sur mon accident. Et je me suis reconstruit. Parlant aux uns et aux autres, à mes parents bien sûr, mais aussi aux amis qui ne m’avaient pas lâché. Comme Monique et Richard, comme Nicole Castioni à Genève, qui s’en souvient sûrement et dont l’écoute m’a été si précieuse.
Quelle leçon retirer de tels moments ? Que la vie est courte, si courte. Que le plus important est moins tant le bonheur dans 10 ans, pour ce qu’il sera d’ailleurs, que celui d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain. Que les plus petits signes d’amitié, d’affection accompagnent et soulagent. Une parole, un sourire, une petite caresse. Je suis sorti changé de cette aventure. Pour toujours. Je n’ai plus jamais été pressé. J’ai voulu prendre le temps, voir dans le quotidien les sources du bonheur. Je regarde Dolores et Marcos aujourd’hui et je mesure ma chance. Je sais pourquoi ils sont là. La vie, le bonheur, ce sont eux.