Michel Rocard nous a quittés. Il faisait partie de notre paysage, de ces gens que l’on veut croire à jamais éternels. Pour beaucoup d’entre nous, en France et à l’étranger, il était un repère, une conscience, un visage familier et attachant. Depuis samedi soir et l’annonce de la triste nouvelle, les hommages se succèdent, très légitimement. Ils viennent de nos rangs, de sa famille politique et de la gauche qu’il a servie, représentée et soutenue tout au long de sa vie, mais aussi d’autres horizons, preuve s’il en était nécessaire que l’homme transcendait les logiques partisanes et repoussait loin tous les sectarismes. La hauteur de vue, la droiture et la stature morale de Michel Rocard suscitaient le respect. Elles étaient sources d’inspiration aussi.
A l’heure où, de manière regrettable, le succès d’une vie politique se mesure peu ou prou à l’aune d’une trajectoire présidentielle, certains acteurs et commentateurs en concluront discrètement que le parcours de Michel Rocard fut inachevé. Lourde erreur : rarement un homme n’aura autant irrigué le débat public français que Michel Rocard. La décentralisation, le dialogue social, la politique contractuelle, la reconnaissance de la société civile lui doivent tant. Michel Rocard était un pourvoyeur d’idées, un inventeur social, un ingénieur du vivre ensemble. En 1988, le revenu minimum d’insertion était un projet révolutionnaire. Sans majorité à l’Assemblée nationale, il parvint pourtant à le faire voter, fidèle à sa méthode : échanger, négocier et convaincre.
Michel Rocard parlait vrai. Cette expression est sienne. On ne parle pas souvent vrai dans la vie politique, malheureusement. Les promesses fracassantes dans les périodes électorales, raser gratis, ce n’était pas son truc. Il savait que l’on ne triche pas avec l’économie et que les déficits se combattent. Il pourfendait l’étatisme, un mal bien français. Michel Rocard vivait, militait, agissait dans la réalité. La condition ouvrière, il l’avait découverte en travaillant l’été, à l’âge des études. Il savait que promettre ce que l’on peut tenir, dire la vérité en toute circonstance, refuser l’ambiguïté, expliquer les difficultés et revendiquer la nécessité du temps long, c’était d’abord respecter l’autre. Il appelait la gauche régulièrement à se remettre en cause et il avait raison.
Michel Rocard a marqué ma vie personnelle. Je l’ai lu et écouté abondamment depuis l’adolescence. Il poussait à la réflexion, surprenait, choquait parfois, mais ne décevait jamais. J’ai compris grâce à lui que le combat pour la justice, la transformation sociale et la protection de la planète ne passe pas seulement par l’action politique, qu’il se mène aussi dans l’entreprise, dans la vie associative, dans l’action syndicale, dans les arts. Dans tous ces domaines, il se trouve d’ailleurs pas mal de « rocardiens », historiques ou non, famille éparse et cependant fidèle. Dans quelques années, des colloques et des ouvrages définiront ce qu’est le rocardisme et jugeront s’il subsistera au-delà de Michel Rocard, comme le mendésisme au-delà de Pierre Mendes France. Je veux le croire.
Militant, j’ai eu la chance de croiser Michel Rocard. J’étais le 71ème candidat sur sa liste aux élections européennes de 1994, ma première aventure électorale. Rocard m’impressionnait, mais ne m’intimidait pas. Il y a une dizaine d’années, lisant dans une interview qu’il avait donnée au Monde que la politique n’attirait plus que « les ratés de leur génération », je lui avais adressé un mail pour lui dire ma réaction déconfite. Il m’avait répondu dans l’heure, m’invitant le lendemain à 8 heures dans son bureau au Parlement européen pour en parler. Pendant une heure, au milieu d’un indescriptible fouillis et à coups d’expresso, nous avions échangé, argumenté, débattu et beaucoup ri aussi. Il avait conclu qu’il y était allé un peu fort dans l’interview, comme souvent, avait-il ajouté.
Ce souvenir-là me restera, comme celui de son arrivée inattendue un soir à une réunion de la section socialiste de Bruxelles. C’était Jacques Maire, le fils d’Edmond Maire, alors en poste à la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, qui l’y avait entrainé. Michel Rocard s’était assis parmi nous. A un copain arrivé en retard, découvrant, ahuri, sa présence, il avait lancé un sonore et amical « Salut, camarade ». La dernière fois que j’ai vu Michel Rocard, c’était à l’Assemblée nationale en 2014, à l’invitation du groupe d’études sur les terres australes et les pôles. Je lui avais dit en aparté mon admiration. « Je ne t’ai pas trop déçu », m’avait-il demandé, mi-amusé, mi-sérieux. Je ne sais s’il parlait de la réunion ou bien de tout le reste.
Ce sont des souvenirs que je chéris. La trace, le message et la méthode de Michel Rocard demeureront. Au-delà de la tristesse et de la nostalgie, c’est à nous, ensemble, de poursuivre le chemin pour ces générations futures auxquelles il n’aura cessé de penser, pour que la solidarité et la responsabilité, qu’il associait toujours dans sa réflexion, soient les clés de l’avenir.
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