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Défendre la Cour européenne des droits de l’homme (2 avril 2015)

J’ai pris part ce matin dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale au débat relatif à la proposition de résolution présentée par Pierre Lellouche au nom du groupe UMP, invitant le gouvernement français à renégocier les conditions de saisine et les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme. Membre de la Commission de sélection des juges européens au sein de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, je me devais, par connaissance du sujet et passion pour la construction de l’Europe par le droit, d’intervenir pour dire mon opposition au procès de gouvernement des juges instruit au travers de cette proposition de résolution. Je pense que l’Europe et les droits de l’homme valent bien mieux qu’une prise en otage électoraliste. Je respecte trop les juges européens et la séparation des pouvoirs pour accepter en silence cette remise en cause démagogique de l’œuvre jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l’homme et du droit de recours individuel.

C’est peu dire que le débat aura été vitaminé. Quelques délicats noms d’oiseaux proférés depuis certains bancs sont parvenus à mes oreilles. J’ai le cuir dur et cela ne m’émeut pas. Un collègue m’a intimé l’ordre de me taire au motif que je ne serais pas membre du barreau… Comme s’il s’agissait d’un débat entre avocats, au sein duquel la piétaille « droits de l’hommiste » que j’incarnais à ses yeux, si ce n’est à leurs yeux, ne pouvait être admise. J’écoute les ONG, j’écoute aussi les Etats et je respecte profondément les juges. Je pense que les droits de l’homme ne relèvent pas de questions subsidiaires et, oui, je revendique de m’y intéresser, d’y trouver une large part de mon histoire citoyenne et d’y consacrer du temps comme législateur, à l’Assemblée nationale comme à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe. A l’arrivée, la proposition de résolution du groupe UMP a été rejetée et je m’en félicite.

Voici plus bas le texte intégral de mon intervention en séance ainsi que la vidéo de celle-ci.

 

Pierre-Yves Le Borgn’

Débat sur la proposition de résolution portée par Monsieur Pierre Lellouche

Jeudi 2 octobre 2015

 

 

Monsieur le Président,

Monsieur le Ministre,

Chers collègues,

Il nous revient ce matin de débattre de la proposition de résolution portée par Pierre Lellouche au nom du groupe UMP, invitant le gouvernement à renégocier les conditions de saisine et les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est un sujet majeur par l’intensité politique de l’objectif poursuivi par les signataires de la proposition. Majeur, ce sujet l’est aussi dès lors que l’on s’attaque, malheureusement ici dans le mauvais sens du terme, à l’œuvre jurisprudentielle de la Cour, construite sur plus de 60 années, brassant tant et tant de questions emblématiques des libertés conquises par les Européens à l’issue de guerres tragiques ou de décennies de dictatures. La Cour européenne des droits de l’homme est le cœur vivant de la démocratie, ce lieu citoyen, solennel et noble, qui parle aux femmes et hommes de notre continent, amoureux de la paix et de sa construction par le droit.

La paix comme l’Europe sont des édifices fragiles et toujours inachevés. Rien ne peut ni ne doit être entrepris qui les ébranle. Or de quoi est-il question dans votre proposition de résolution, Monsieur Lellouche ? D’une charge inédite, d’une attaque en règle, fort peu nuancée, contre la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme. Vous écrivez, à la page 10 de votre proposition, vous opposer à ce que « certains juges s’arrogent la possibilité d’octroyer des droits en bafouant des dispositions démocratiques établies et en détournant les principes du droit en faveur du terrorisme contre l’impératif de sécurité nationale des Etats ». Vous rendez-vous compte de la portée de cette phrase ? Elle fait procès à la Cour et à ses juges de faire le choix des terroristes contre le droit ! Je trouve une telle expression aussi hallucinante que consternante, hallucinante parce que la lecture objective de la jurisprudence y apporte le plus absolu des démentis, consternante parce que la Cour ne devrait jamais être sujet de démagogie.

Je n’ai pas envie d’engager le débat sur ce terrain, Monsieur Lellouche. Je n’en ai d’abord pas le goût à titre personnel. Et je juge la question soulevée bien trop cruciale pour ne pas céder à mon tour à la facilité des phrases tonitruantes ou péremptoires. La Cour européenne des droits de l’homme vaut bien mieux que cela, cet Hémicycle aussi d’ailleurs. Je vous répondrai donc sur le fond, vous parlant d’une institution que je connais, d’une jurisprudence que j’ai étudiée. La Cour existe depuis 1949. Sa mission est de garantir le respect par les Etats membres du Conseil de l’Europe, aujourd’hui au nombre de 47, de leurs engagements au regard de la Convention européenne des droits de l’homme. Les juges à la Cour, ces femmes et hommes à qui vous faites ici procès de tant de turpitudes, sont proposés par les gouvernements et élus par l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, ce qui garantit leur légitimité.

Le système de la Convention européenne des droits de l’homme est un mécanisme subsidiaire. Cela signifie que c’est le juge national qui assure en premier lieu le respect de la Convention. Dans notre pays, la Convention est appliquée par toutes les juridictions. En assurant le respect des droits qu’elle consacre, les Etats membres jouissent d’une marge d’appréciation, reconnue par la Cour. C’est en vertu de cette doctrine que la Cour a estimé l’an passé, dans l’arrêt S.A.S., que la France n’avait violé aucune disposition de la Convention en légiférant sur le port du voile intégral dans l’espace public. Puis-je aussi rappeler quelques exemples marquants d’évolutions de progrès de l’Etat de droit dans notre pays consécutifs à des arrêts de la Cour ? Je pense notamment à l’encadrement par la loi des écoutes téléphoniques suite à l’arrêt Kruslin, à la possibilité de poursuivre et punir l’esclavage domestique grâce à l’arrêt Siliadin, à la consécration des mêmes droits successoraux pour tous les enfants, quelle que soit leur filiation, issue de l’arrêt Mazurek.

Cela fait du bien de se dire qu’il existe à Strasbourg cette Cour pétrie d’humanisme, creuset des traditions juridiques européennes, dont les arrêts portent sur des sujets aussi concrets et sont revêtus de l’autorité de la chose jugée. Cela fait du bien également de savoir que, depuis le 1er novembre 1998 et l’entrée en vigueur du Protocole n°11, le droit de recours individuel y est permis. Droit de recours que votre résolution entend limiter, sans mentionner bien sûr qu’un tel projet ne relève pas d’un amendement à la marge, mais d’une remise à plat de l’ensemble des dispositions sur les voies de recours. Sans doute est-ce d’ailleurs pour mieux condamner le recours individuel que vous fantasmez sur une prochaine asphyxie de la Cour, citant des chiffres fantaisistes pour accréditer l’idée de flots ininterrompus de recours individuels, chiffres que dément la réalité des progrès accomplis ces toutes dernières années grâce à la mise en œuvre de la section de filtrage et de la formation en juge unique. Car le nombre des affaires pendantes n’est pas de 150 000, Monsieur Lellouche, mais de 65 000, dont seulement 417 concernent la France.

J’en viens maintenant aux commentaires caricaturaux et à charge sur les arrêts cités dans votre exposé des motifs :

– Gestation pour autrui : la Cour a consacré le droit de tous les enfants à leur filiation, en vertu des dispositions internationales sur les droits de l’enfant. Elle n’a pas cherché à contourner l’interdiction de la GPA en France (arrêts Mennesson et Labassée, 2014) ;

 – Syndicats dans l’armée : la Cour a jugé que les militaires doivent pouvoir bénéficier du droit d’association. Elle a laissé à la France une large marge d’appréciation concernant les restrictions à apporter à l’exercice de cette liberté (arrêts Matelly et ADEFDROMIL, 2014) ;

 – Fraude fiscale et criminalité financière – principe non bis in idem : la Cour a sanctionné la possibilité d’être condamné deux fois pour les mêmes faits par deux autorités différentes (arrêt Grande Stevens, 2014). Comme d’ailleurs le Conseil constitutionnel le 18 mars dernier l’a fait sur le cumul de sanctions en matière financière. Elle n’a aucunement remis en cause la sévérité des sanctions à infliger aux délinquants financiers et fiscaux.

 – Piraterie : la Cour a rappelé que la garantie de présentation à un juge dans les premières heures suivant une arrestation est un droit inaliénable, quels que soient les faits reprochés aux personnes concernées (arrêts Hassan et Ali Samatar, 2014).  

 – Terrorisme : depuis l’arrêt Soering en 1989, la Cour s’est opposé à ce qu’une personne, quels que soient ses agissements, soit soumise à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Elle ne s’est pas opposé à l’expulsion des terroristes dès lors que les garanties étaient apportées par l’Etat de renvoi que de tels traitements ne seraient pas appliqués (arrêt Beghal, 2011 ; arrêt Aswatt, 2014 ; arrêt Trabelsi, 2014).

Mes chers collègues, appeler les Etats membres du Conseil de l’Europe, comme le fait la proposition de résolution, à réviser la composition et les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi qu’à limiter les recours individuels revient – ces révisions n’intervenant qu’à l’unanimité – à dénoncer la Convention et de ce fait à annoncer le retrait de la France du Conseil de l’Europe. Comment peut-on proposer pareille perspective au regard de l’œuvre du Conseil de l’Europe au service de l’Etat de droit sur notre continent depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale ? Veut-on sacrifier Strasbourg, siège du Conseil de l’Europe et donc de la Cour européenne des droits de l’homme? Que disent les députés alsaciens de l’UMP ? En particulier ceux d’entre eux qui ont signé cette proposition, sans doute sans avoir pris le temps d’en mesurer toutes les conséquences. Et comment interpréter l’absence parmi les signataires de tout membre UMP de la délégation française à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, si ce n’est pas par l’embarras, voire le désaccord envers votre initiative, Monsieur Lellouche ?  

La démagogie est mauvaise conseillère. L’irresponsabilité aussi. Si la composition de la Cour européenne des droits de l’homme et la qualité des juges qui y siègent est à ce point insupportable à l’UMP, pourquoi aucun de ses députés et sénateurs, membres comme moi de l’Assemblée Parlementaire, ne siège comme titulaire ou même comme suppléant au sein de la Commission de sélection des juges à la Cour ? J’y suis le seul parlementaire français. Le seul, notamment, à veiller à ce que les candidats juges puissent s’exprimer et travailler dans notre langue. J’ai siégé lundi et mardi cette semaine pour la pré-sélection des candidats de 6 Etats membres. Où était l’UMP ces deux jours-là ? Pas moins de 15 juges sur 47 seront renouvelés en 2015. Ne faut-il pas travailler plutôt que discourir, pontifier et s’égarer dans des polémiques consternantes ? Oui, la Cour européenne des droits de l’homme doit s’améliorer sur de nombreux points (qualité des juges, communication, possible introduction d’avocats-généraux, budget). Encore faut-il, pour parvenir à ces améliorations, s’engager auprès d’elle et pour elle, en se gardant de tout procès d’intention, de toute accusation éculée de gouvernement des juges.

Laissez-moi conclure avec les propos très fondés d’un Ministre français des Affaires européennes devant l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe en 2009. Il disait ceci : « Je suis ici devant vous pour rendre hommage au rôle joué par la Convention européenne des droits de l’Homme, avec son champ d’application inégalé, son mécanisme de contrôle tout à fait original – qui institue un ordre juridique commun aux Etats membres, au travers du droit de saisine individuel reconnu à tous les justiciables des Etats membres – ainsi qu’au travail normatif accompli dans le sillage de la Convention. Je me suis rendu voici trois semaines à la Cour européenne des droits de l’Homme. Et je voudrais saluer ici, non pas seulement le professionnalisme juridique des sages de cette institution, mais également la vision philosophique de la construction de la paix par le droit  du Président Jean-Paul Costa (ancien Président français de la CEDH) ». Ce Ministre des Affaires européennes, dont les paroles résonnent sans doute toujours dans l’Hémicycle du Palais de l’Europe, c’était vous, Monsieur Lellouche.

C’est parce que je me reconnais dans ce que vous disiez le 1er octobre 2009 que j’appelle notre Assemblée à rejeter la résolution que vous nous proposez ce 2 avril 2015. 

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