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Louis Mermaz, acteur et témoin d’une époque

Demain, pour la seconde fois sous la Vème République et la première fois depuis 62 ans, un gouvernement sera renversé par l’Assemblée nationale. C’est le jeu de la vie parlementaire. Ce sera également un moment de bascule pour la France, affaiblie par la dégradation des finances publiques et une conjoncture économique difficile. Combien de fois n’a-t-on pas écrit que la République était à la croisée des chemins, au risque de galvauder l’expression ? Mon sentiment, pourtant, est que cette expression n’aura jamais été aussi indiquée qu’en cette fin d’année 2024. Alors qu’une crise économique et peut-être financière menace, faut-il regarder le renversement du gouvernement comme un simple avatar, certes peu fréquent, dans le cours démocratique d’une nation ou l’appréhender au contraire comme une alerte sérieuse, un appel à la responsabilité et à l’union ? Je suis de ceux qui prennent cette bascule comme un signe redoutable des temps à venir si le pays et les Français ne se rassemblaient pas pour dépasser le jeu de rôle partisan et conjurer les tempêtes. On ne peut séparer la France de son économie. Aucune économie libre ne peut vivre et croître sans confiance ni lisibilité de l’action publique. Et derrière l’économie, il y a nos emplois, nos vies, le destin des nôtres.

Les années ont fait de moi un observateur à l’ancienne, doublé d’un bon (je l’espère) père de famille. J’ai besoin de plonger dans les souvenirs de ma vie politique et les livres de ma bibliothèque pour y trouver un recul historique, des repères, une inspiration, un fil. Il y a ainsi depuis l’été dernier un livre que je relis peu à peu : ce sont les Mémoires de Louis Mermaz, ancien ministre et Président de l’Assemblée nationale. Leur titre est Il faut que je vous dise. J’avais acheté ce livre à sa sortie en 2014 dans une librairie du Boulevard Saint-Germain à Paris. Je l’avais offert aussi à mon père, qui appréciait beaucoup Louis Mermaz. Sans doute l’avais-je lu trop rapidement, distrait par un emploi du temps qui laissait alors moins de temps à la réflexion qu’aujourd’hui. Louis Mermaz est décédé au mois d’août. Je me suis souvenu que j’avais échangé avec lui par mail après avoir lu son livre. L’attachement de mon père à son parcours l’avait touché et il m’avait demandé de lui transmettre ses remerciements. Je ne connaissais pas vraiment Louis Mermaz. Je garde le souvenir de son humour caustique lorsque, présidant la commission des conflits du PS, il m’avait auditionné, l’air faussement navré, sur une malheureuse histoire de cornecul portée par un adhérent procédurier de la section de Dakar.

Je crois bien que j’ai commencé la relecture des Mémoires de Louis Mermaz au moment où le gouvernement de Michel Barnier prenait ses responsabilités. Il les quittera demain alors même que je n’ai pas encore tourné la 730ème et dernière page du livre. Il faut dire que je lis à petite vitesse, comme avec gourmandise, sautant des chapitres, revenant sur d’autres, apprenant sans cesse. Ce livre m’enchante car il est une immersion absolue et passionnante dans la vie politique sur plus de 50 années. Cette immersion est bien sûr subjective : bien davantage qu’un témoin, Louis Mermaz fut un acteur de premier plan de cette vie politique auprès de François Mitterrand. Il était aussi un historien et plus que tout un écrivain au style remarquable. J’ai lu de nombreuses Mémoires, souvent trop rapidement écrites, sans que l’on y découvre réellement les clés d’une existence, d’un parcours ou d’une époque. Je trouve tout l’inverse dans les Mémoires de Louis Mermaz, à commencer par l’unité d’un homme que l’on devine pudique et qui raconte avec une grande sensibilité, au soir de sa vie, son enfance de fils caché de l’ancien ministre et député breton Louis de Chappedelaine. On ne saurait détacher les émotions et peut-être les blessures de l’enfance du reste d’une existence.

Louis Mermaz devint un homme public. Il fut aussi un père qui connut le grand malheur de perdre deux de ses enfants. Une famille n’accompagne pas une vie publique, à la marge, de temps en temps. Elle en est un élément fort. De cette part de vie, intime, belle et cruelle, Louis Mermaz parle aussi. Sans doute est-ce courageux, mais c’est surtout très juste. Les anecdotes dessinent l’histoire d’un jeune agrégé à la recherche d’une terre électorale pour ses idées, de l’Orne à l’Isère en passant par la Nièvre. Elles racontent les enthousiasmes, les espoirs et les difficultés d’une épopée politique avec ses hauts et ses bas, ses déserts à traverser, ses élections gagnées ou perdues, et une résilience jamais prise à défaut. On traverse la IVème République, puis la Vème. On croise Mendès France, le Général de Gaulle, Pompidou, Giscard. Mitterrand est le grand homme, souvent cité, combatif, attentif à ses amis, mais rude de temps à autre aussi. Des idées qu’il se forgea et qui le forgèrent aussi, Louis Mermaz dit ce qu’il faut, sans rien sans doute apprendre au lecteur qu’il ne savait déjà. De l’action – et parfois jusqu’aux dialogues – il raconte par contre beaucoup. Ces développements-là sont éclairants parce qu’ils sont incarnés. Rien ne manque, jusqu’aux détails comiques de certaines situations pourtant bien sérieuses.

En 2014, lorsque j’échangeais par mail avec Louis Mermaz, j’aurais dû oser lui poser la question qui me brûle aux lèvres désormais : comment peut-on conserver une telle mémoire des faits, se souvenir de la liste des invités à un dîner il y a 43 ans, des propos des uns et des autres, et peut-être même du menu ? Louis Mermaz avait-il noirci des tas de carnets, écrivant le soir ou la nuit le récit de ses jours, comme un journal pour plus tard ? Ce sont ces détails qui font la force de la narration et l’attachement à une histoire que je ressens à la relecture de ses Mémoires. Les Mémoires ne sont pas une compilation de souvenirs, pour solde de tout compte, la retraite venue. Elles sont un exercice exigeant si l’on veut qu’un tel livre revête la dimension d’une transmission. Je crois que c’est ce que Louis Mermaz, en historien et en acteur de la gauche de gouvernement, souhaitait. Dans les années qui suivirent la publication de son livre, retiré de la vie publique à l’issue de son mandat au Sénat, il continua à dire ses convictions sur l’état de la France, l’évolution de la société et du monde, la nécessité de réunir la gauche, et celle aussi de ne rien compromettre du vivre-ensemble, du pacte républicain et de la laïcité. Il fut jusqu’au bout de sa vie le témoin d’une époque, un homme que ses Mémoires me révèlent attachant.

Il faut savoir et vouloir aimer la France. C’est aussi ce que ces cinquante années et plus de vie publique révèlent. La France est plus grande que nous. C’est tout bête d’écrire cela, mais ce n’est pas inutile en ces temps où les égos et les calculs déflorent le débat politique jusqu’à conduire au bord du précipice. La politique a mauvaise presse, quelquefois pour de bonnes raisons, mais je persiste envers et contre tout à voir en elle un exercice noble et juste. Il ne faut pas avoir peur des différences, elles sont utiles à la démocratie. La gauche et la droite existent et c’est très bien ainsi. Une opposition républicaine aujourd’hui sera la majorité demain. Mais il est aussi des temps extraordinaires et éminemment périlleux comme ceux que nous traversons depuis ces derniers mois qui commandent de savoir se dépasser, s’élever pour le bien de la République et de notre pays, sans se renier, en additionnant les volontés et les forces. De cela, entre les lignes, Louis Mermaz parle aussi dans ses Mémoires. Il faut préférer le temps à l’instant, la responsabilité à l’aventure. Il faut connaître ses adversaires et leurs idées, non pour les caricaturer, mais parce que la démocratie requiert une maturité d’échanges et un respect mutuel pour servir notre destin commun. La France ne doit jamais cesser de rassembler.