Il y a six mois, l’Euro était au bord du gouffre, victime de la spéculation effrénée déclenchée par la menace d’une faillite de la Grèce et l’incapacité en retour des Etats de prendre la mesure du risque systémique encouru pour y apporter une réponse efficace. Coïncidence ou clin d’œil de l’histoire, ce sera finalement le 9 mai, soixantième anniversaire de la déclaration de Robert Schuman, que le sauvetage sera organisé avec la création d’un fonds d’intervention européen de 750 milliards d’Euros et l’intervention de la Banque Centrale Européenne (BCE) sur le marché obligataire de la zone Euro pour y acheter des emprunts d’Etat. Il était moins une. Au dernier moment, pour sauver la monnaie unique et finalement la construction européenne elle-même, les Etats membres de l’Union consentaient à sacrifier toutes les règles et autres interdictions érigées lors de la négociation du Traité de Maastricht il y a près de 20 ans. A l’épreuve des faits, elles avaient fait montre de leur inutilité, quand ce n’était pas de leur caractère contreproductif.
Nous voilà six mois après. Les temps politiques sont parfois très courts. La crise de l’Euro paraît lointaine. La monnaie unique est repartie à la hausse et la croissance européenne en souffrira, malheureusement. L’Europe peine à peser pour une résolution de la guerre internationale des monnaies qui sévit depuis septembre. Elle campe à la lisière du jeu, s’y intéresse certes, mais n’ose, ne veut ou ne peut même y prendre des responsabilités. Comme si nous en étions finalement revenus à un scénario de « business as usual », réinventant de facto le conformisme pourtant débordé par les circonstances du mois de mai. Au Conseil européen du 28 octobre, les Etats membres ont décidé à l’issue d’un laborieux débat de réformer à minima le pacte de stabilité. Il fallait en effet pérenniser le fonds d’intervention européen arrêté en mai pour trois ans seulement. La France et l’Allemagne avaient présenté à Deauville le 18 octobre un plan dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’aura pas transporté les 25 autres Etats.
Il y était question en effet de suspendre les droits de vote d’un pays en rupture avec le pacte de stabilité. Longue revendication d’Angela Merkel, à laquelle Nicolas Sarkozy s’était rallié. Les autres Etats membres n’en ont pas voulu. Sans doute se souvenaient-ils, entre autres épisodes de la jeune histoire de l’Euro, que Jacques Chirac et Gerhard Schröder n’avaient pas hésité à renverser la table en 2003-2004 et balayer d’un revers de main toute idée de sanction lorsque la France et l’Allemagne avaient décidé de prendre les plus grandes libertés à l’égard du pacte de stabilité. De sorte que l’accord du 28 octobre ne porte finalement que sur les précisions à apporter à l’article 122 du Traité pour déterminer les circonstances (crise systémique) en vertu desquelles les Etats membres prêteront assistance financière à l’un d’entre eux. La clause générale de non-renflouement posée par l’article 125 du Traité reste inchangée. C’était là l’objectif d’Angela Merkel, qui redoute un recours contre le fonds d’intervention devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.
Une modification limitée du Traité sera donc engagée, visant à un accord des Chefs d’Etat et de gouvernement en 2011 pour une ratification achevée à la mi-2013. Herman Van Rompuy, le Président de Conseil européen, sera à la manœuvre pour déterminer les détails du calendrier de révision du Traité. En parallèle, il devra également travailler à la définition du nouveau fonds d’intervention européen avec la Commission européenne, dont l’influence dans le dispositif reste incertaine (conséquence de l’absence de vision de Jose Manuel Barroso et de son collège). Le fonds devra s’ouvrir au rôle du secteur privé, à celui du Fonds Monétaire International et reposer sur des règles de conditionnalité très stricte. L’effacement de la Commission européenne, en panne de stratégie et de volonté, couplée à la frilosité d’un Parlement européen penchant à droite, laisse le champ libre à l’intergouvernemental, si loin désormais de la méthode communautaire qui avait le succès de l’Union européenne des meilleurs années.
Les opinions varient sur les décisions du Conseil européen du 28 octobre. La mienne est qu’elles ne sont pas à la hauteur des enjeux. Sans méconnaître les contraintes économiques et politiques, je pense que l’Union passe à côté du saut fédéraliste nécessaire. En retour au choix fait en mai d’intervenir au secours d’un Etat, il était naturellement légitime d’exiger une discipline budgétaire de la part de ce dernier. Pour autant, dans cette Union faisant davantage place à la solidarité des Etats membres entre eux, il manque toujours un gouvernement économique, reposant sur la coordination budgétaire et le pilotage en temps réel de l’économie. L’Union ne donnera sa pleine mesure que lorsqu’elle pourra compter sur des outils fédéralistes comme des ressources fiscales propres et la possibilité de recourir à l’emprunt. En pesant un quarantième de la dépense publique à ce stade, elle reste un nain politique en dépit de circonstances qui devraient l’amener à faire montre de sa valeur ajoutée.
Faut-il jouer petit bras, comme dans un match de tennis que l’on dominerait et aurait tout d’un coup peur de gagner ? C’est tout le paradoxe de la construction européenne, alors même que l’évolution du monde établit chaque jour un peu plus le besoin d’intervention supranationale. J’ai souvenir du « oui », du « non » et des débats des années 2004-2005. Ils avaient polarisé, opposé et parfois fâché des femmes et hommes qui, pourtant, partageaient tout au fond le même espoir d’une Europe-puissance.
J’ai la conviction que l’Europe ne peut se faire sans les citoyens. Même si c’est dur et compliqué. Ce qui en effet tue à petit feu cette si belle idée, c’est la distance, la technicité invoquée pour justifier l’absence de débat public (comme si les citoyens étaient trop simples pour suivre…) et l’aspiration progressive du jeu institutionnel dans le champ de l’intergouvernemental. Le débat européen du moment nous engage pour longtemps. Les citoyens doivent en être. L’Europe est et reste une aventure humaine.