Dans les milieux d’argent, il se murmure de plus en plus avec un effroi grandissant que la gauche pourrait bien gagner les élections du printemps. Rude perspective pour la clientèle favorite de Nicolas Sarkozy, choyée comme jamais depuis 2007 avec la multiplication des niches fiscales et le trop fameux bouclier, que celle d’une vaste réforme empreinte de justice, visant, entre autres, à revenir sur l’allègement de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) décidé l’an passé, à supprimer le prélèvement forfaitaire libératoire sur les dividendes et les intérêts pour les taxer comme les revenus du travail, et à porter à 46% la tranche marginale d’imposition pour les plus hauts revenus (à partir de 500 000 Euros par part fiscale). Du coup, certaines fuites à l’étranger se prépareraient d’ores et déjà pour échapper au devoir de la solidarité nationale dans un pays où les inégalités entre citoyens, entre familles, ont douloureusement progressé ces dernières années.
Cet exil fiscal d’une catégorie bien particulière de Français est indécent. La solidarité nationale a un sens, sauf à considérer à l’instar de Margaret Thatcher, redevenue « tendance » ces derniers temps, que la société n’existe pas et que nous ne serions finalement qu’une collection d’individus, sans obligation les uns envers les autres, sans promesse républicaine d’élévation par le travail et les études, précisément parce que la collectivité, en redistribuant la richesse, peut donner à chacun sa chance de réussir sa vie. Mais l’exil fiscal est aussi ce qui contribue à alimenter cette image tellement fausse et injuste de Français à l’étranger planquant leurs sous dans des paradis fiscaux, en général ensoleillés ou délicieusement enneigés. Faut-il juste déplorer l’exil fiscal et prendre acte que l’on n’y peut pas grand-chose dans le monde globalisé qui est le nôtre ou bien au contraire passer à l’action ? Pour moi, la seconde alternative s’impose.
D’un côté, les exilés fiscaux ; de l’autre, les paradis fiscaux. Il faut agir sur les uns et sur les autres. L’exil des particuliers et des sociétés vers les paradis fiscaux prive de recettes l’Etat, contraint d’augmenter les prélèvements sur les contribuables loyaux. La Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) avait estimé il y 3 ou 4 ans que le passage en Suisse de 1 400 sièges sociaux d’entreprises s’était traduit par la perte de quelque 32 milliards d’Euros de recettes fiscales au détriment des Etats de départ ! Voilà comment les dettes se creusent. Et voilà où les gouvernements de droite trouvent les justifications en faveur de leurs politiques de baisses d’impôts et de cadeaux fiscaux au profit des grandes entreprises et des plus citoyens les plus aisés. C’est comme cela que la France a vu se multiplier les niches fiscales improductives depuis 2007. Et c’est pour cette raison que le taux moyen européen de l’impôt sur les sociétés est passé de 45% à 30% en une vingtaine d’années.
On ne s’accommode pas de l’existence des paradis fiscaux, on les combat. Il est intolérable que l’exil qu’ils encouragent aboutisse à frapper par des surcroîts d’imposition tous ceux qui ne vivent que de leur travail ou de leur pension. Et prive la puissance publique des moyens dont elle a cruellement besoin pour relancer l’économie, investir dans la recherche et l’école, se désendetter. Je suis partisan du principe d’une « exit tax », qui pourrait être calculée sur les plus-values des contribuables quittant le territoire, à compter d’un seuil élevé. Je n’ignore pas la difficulté que cela pose en droit communautaire, mais j’estime qu’un élément de justification tenant à l’intérêt général peut être plaidé précisément en définissant un seuil élevé. Pour des destinations hors de l’Union européenne, cette « exit tax » serait plus facile à mettre en œuvre.
Quant aux paradis fiscaux, ce ne sont pas les déclarations lénifiantes des sommets du G20 qui apporteront une réponse adéquate, ni la levée du secret bancaire découplée de toute réelle coopération policière avec les autorités des autres Etats. L’objectif est le rétablissement d’un niveau acceptable de fiscalité sur le capital et c’est uniquement une politique effective de sanctions qui y conduira. Comme par exemple le retrait des licences pour les banques domiciliées dans les paradis fiscaux qui exercent sur le territoire de l’Union européenne. Ou bien encore la fermeture des filiales des banques européennes dans les paradis fiscaux. Mesures massives, certes, mais bien à la hauteur de l’enjeu : ne pas laisser le monde de la finance et du fric ruiner les Etats pour qui le progrès ne se conçoit que pour tous, par des politiques de redistribution, de relance et d’investissement dans l’avenir.
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