J’ai participé hier à Düsseldorf à un débat public organisé par le groupe d’amitié Allemagne-France au Parlement régional de Rhénanie du Nord-Westphalie sur le thème « Nous étions tous Charlie. Et maintenant ? ». La salle de la Villa Horion réservée pour l’occasion était bondée. Le drame de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher de la Porte de Vincennes a frappé les consciences, bien au-delà de nos frontières. Cependant, parce que l’émotion est toujours éphémère, la vie a repris peu à peu sans que, à tout le moins vu d’Allemagne, il ait été perçu que les choses aient réellement changé, tant dans le regard porté sur les causes profondes de ces drames que dans l’action publique, sécurité mise à part, pour ramener aux valeurs de la République ceux des Français qui aujourd’hui s’en défient au point de les combattre. Sur le podium, nous étions deux Français, la journaliste Judith Perrignon et moi, et trois Allemands, l’enseignante et spécialiste de l’Islam Lamya Kaddor, le caricaturiste Wilhelm Schlot et l’ancienne Secrétaire-générale de l’OFAJ Eva Sabine Kuntz. Le débat était modéré par le journaliste Matthias Beermann, ancien correspondant du Rheinische Post à Paris.
Dans les échanges entre panélistes, mais aussi avec la salle, le droit de blâmer, de moquer et de caricaturer, y compris les religions, a été défendu et c’est heureux. Peut-on rire de tout ? Je le crois. La liberté requiert l’impertinence, que le dessin et la caricature portent le mieux. Le débat a glissé vers la comparaison entre l’intégration des personnes de confession musulmanes en Allemagne et en France. J’ai argumenté en faveur d’un sursaut en matière d’éducation, notamment sur l’enseignement du fait religieux, qui manque singulièrement dans notre pays pour permettre à sa jeunesse d’en comprendre et en accepter la diversité. J’ai plaidé aussi pour que l’on concentre prioritairement les moyens de l’école sur les poches de pauvreté qui existent depuis des décennies, en particulier dans certaines banlieues, là où l’urgence sociale alimente, faute de perspective d’avenir, le communautarisme, le désespoir et, tout au bout, la haine de l’autre. J’ai rappelé que la République est en France la seule communauté qui vaille. Les Français sont tous des citoyens à égalité de devoirs et de droits, leur liberté de croire ou de ne pas croire relevant de leur seule sphère privée.
De fait, au bout de l’échange, c’est largement de laïcité dont il a été question. Entre l’Allemagne concordataire et la France laïque, tout à l’évidence n’est pas identique. Au risque que certains imaginent notre laïcité comme un anti-cléricalisme, voire une autre forme de religion. Tout cela peut apparaître étrange, si ce n’est absurde vu de France, mais il faut néanmoins reconnaître que les incompréhensions, si ce n’est les malentendus existent sur ce sujet en Allemagne. Doit-on, à l’échelle nationale, parler aux religions, en faire des interlocuteurs publiquement reconnus ? Ou faut-il insister, alternativement ou même au contraire, sur le dialogue au plan local avec le monde associatif ? De cela également, il a été question dans le débat à Düsseldorf. L’échange informel sur le terrain, dans les quartiers et les communes, est pour moi essentiel. Sur la laïcité, j’avais fait la semaine passée une conférence à l’occasion de la Semaine française de Mannheim. Liberté de croire, de ne pas croire, de ne plus croire, le débat avait été passionnant. Il y a là, entre Français et Allemands, une source inépuisable de discussions, moins tant pour convaincre l’autre que pour démystifier ce que sont nos différences. Je m’étais permis à l’occasion de rappeler la controverse autour du Kirchensteuer (impôt sur le culte) en début d’année. Voici plus bas le texte de mon intervention à Mannheim.
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La laïcité : un combat furieusement actuel
Pierre-Yves Le Borgn’
Semaine française de Mannheim
Mercredi 21 octobre 2015
Mesdames et Messieurs,
Je tiens avant tout à m’excuser pour mon absence à Mannheim ce soir. Je me réjouissais depuis des semaines d’être parmi vous et regrette beaucoup que le calendrier des débats de nuit à l’Assemblée nationale m’ait finalement contraint à la dernière minute de rester à Paris. Je dois en effet présenter dans l’Hémicycle dans les prochaines heures un amendement de suppression du prélèvement de la CSG et de la CRDS sur les revenus immobiliers des non-résidents et donc des Français de l’étranger, dont je suis l’élu à l’Assemblée. C’est un très lourd sujet, que je suis depuis des années, important pour des dizaines de milliers de personnes établies en Allemagne.
La magie de Skype me permet cependant d’être présent à distance et d’engager l’échange avec vous tous sur la laïcité, le thème qu’il m’avait été demandé de traiter cette année. Je le fais avec plaisir. La laïcité me tient à cœur et je vais essayer de développer pourquoi dans mon intervention. Je garderai volontairement cette intervention courte afin que nous puissions garder le plus possible de temps pour le débat et peut-être même la controverse, tant il est vrai que le thème de la laïcité passionne et parfois oppose.
Il y a environ un an, un Français de Berlin m’a informé qu’il avait été victime d’une imposition d’office au titre du Kirchensteuer, l’impôt allemand sur le culte, alors même qu’il s’était déclaré sans confession lors de son Anmeldung à Berlin quelques années auparavant. Etrangement, le diocèse catholique de Berlin avait eu accès aux informations partagées lors de cette Anmeldung et avait interrogé en France le diocèse de son lieu de naissance sur le point de savoir si un certificat de baptême en son nom n’existait tout de même pas. Et comme ce certificat existait bien, une imposition d’office avait été pratiquée.
Cette histoire est exemplaire de la différence entre l’Allemagne et la France, entre un pays concordataire et un pays laïque. L’ancienne Ambassadrice d’Allemagne en France, avec qui j’ai une relation amicale, entreprit de m’expliquer le concordat, que je connaissais déjà. Comme si mes questions et protestations sur les libertés prises par l’église catholique avec la protection des données privées, étaient vécues comme l’agitation un peu trop appuyée d’un militant de la laïcité à la française. Nul n’est pourtant au-dessus des lois. Même l’église ou les églises.
Je ne suis pas anti-clérical. Mon rapport au religieux ne concerne que moi. Il fait partie de ma sphère privée. Je n’ai pas à l’exposer publiquement. Je n’ai pas non plus à être forcé par qui que ce soit de le faire. La laïcité me protège autant qu’elle protège les religions. C’est de cela dont je veux vous parler ce soir. Comme citoyen et parlementaire français. Comme Français de l’étranger, ami de l’Allemagne aussi. Si depuis sa conception même, des visions divergentes de la laïcité s’affrontent, une seule vision doit prévaloir aujourd’hui, celle des « pères fondateurs », Jaurès, Briand, Ferry et Buisson en particulier.
Pour l’essentiel, la définition juridique de la laïcité découle de la loi Ferry du 28 mars 1882 et, bien sûr, de la loi du 9 décembre 1905. Pour autant, bien qu’ancienne, ce n’est pas une « vieille lune » qui aurait cessé d’être actuelle. Bien au contraire, alors que notre société est trop souvent divisée et inquiète pour son avenir, la laïcité constitue un élément décisif pour vivre ensemble et, au-delà, pour faire ensemble.
Le défi essentiel de la laïcité est bien celui de participer à la cohésion nationale. L’histoire de France a montré combien notre laïcité avait finalement permis l’apaisement dans un pays qui a tant souffert des guerres de religions. Durant plusieurs siècles, ceux qui n’adoptaient pas la religion du roi, le catholicisme, dans cet État français qui n’était pas laïque, étaient persécutés en raison de leur foi.
Mais la laïcité ne peut permettre le vivre ensemble que si elle est bien comprise et appréhendée. Car dans le cas contraire, loin de rassembler, sa mauvaise application peut conduire à la division, ou pire, à l’exclusion. Cette bonne compréhension de la laïcité constitue un second défi, celui de la pédagogie de la laïcité.
La laïcité n’est pas le contrôle des religions par l’État, mais la séparation stricte entre les organisations religieuses et les institutions publiques, ainsi que la liberté de culte accordée à tous de façon égale, dans les limites du respect de l’ordre public. La laïcité n’est pas non plus une conviction, encore moins une autre forme de religion. C’est le cadre qui les autorise toutes, dans les limites de la liberté d’autrui.
La laïcité repose sur trois principes: la liberté de conscience, la séparation des pouvoirs politique et religieux, et l’égalité de tous devant la loi, quelle que soit leur croyance ou leur conviction.
La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs convictions. Elle assure aussi bien le droit de croire, le droit de changer de religion que le droit de ne pas croire.
Elle garantit le libre exercice des cultes et la liberté de religion, mais aussi la liberté vis-à-vis de la religion : personne ne peut être contraint par le droit au respect de dogmes ou des prescriptions religieuses.
La laïcité suppose la séparation de l’Etat et des organisations religieuses. L’ordre politique est fondé sur la seule souveraineté du peuple des citoyens, et l’Etat —qui ne reconnaît et ne salarie aucun culte— ne se mêle pas du fonctionnement des organisations religieuses.
Il faut donc clairement distinguer quatre espaces :
– « L’espace privé » : c’est l’espace où l’on est totalement libre, sous la seule réserve du respect de la loi.
– « L’espace administratif » : c’est l’espace de l’État, des collectivités locales, des services publics (bâtiments et locaux publics, etc.), des établissements scolaires. Ici, les bâtiments (façades, murs) et les agents publics et tous ceux qui sont délégataires d’un service public, sont soumis à la neutralité. Mais pas les usagers, qui eux voient la laïcité leur garantir la liberté de conscience.
– « L’espace social » : c’est l’espace où l’on travaille ensemble, l’entreprise par exemple. La liberté de conscience y est garantie, sous réserve d’absence de prosélytisme, du respect des règles d’hygiène et de sécurité, mais aussi du respect de la bonne marche de l’entreprise.
– « L’espace partagé » : c’est l’espace commun à tous, la rue par exemple. La liberté de conscience y est garantie dans la limite de l’ordre public.
Les règles découlant du principe de laïcité ne s’appliquent donc pas de la même façon selon que l’on est dans « l’espace administratif », seul espace où s’impose la neutralité pour les agents de l’État et les bâtiments eux-mêmes, ou selon que l’on est dans « l’espace privé », dans « l’espace social » ou encore dans « l’espace partagé ».
La France, République laïque, assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction. Elle assure ainsi l’égalité des citoyens face au service public, quelles que soient leurs convictions ou croyances.
Aujourd’hui, quel est le contexte ?
Malgré les attentats du début de l’année, nous observons quelque chose de rassurant : la France reste attachée à ses principes républicains. Mais, en période de crise, il y a des replis sur soi évidents, des replis sur des valeurs traditionnelles et religieuses plus rigoureuses, des replis à caractère identitaire, des pratiques religieuses parfois réinventées, et des pressions communautaristes voire des provocations contre la République —souvent plus médiatisées qu’auparavant—, en particulier dans des quartiers trop longtemps laissés à l’écart où le sentiment de relégation sociale est très fort.
En parallèle, il y a une forte crispation autour de la visibilité religieuse et de toute expression religieuse, essentiellement dans l’hexagone où la diversité est plus faible que dans les Outre-mer. Il y a donc une tension, et les conflits internationaux ainsi que la situation économique et sociale n’y sont pas étrangers. Nous touchons ici plusieurs difficultés qui, en réalité, ne sont pas directement liées à la laïcité.
De fait, la laïcité est trop souvent utilisée pour répondre à tous les maux de la société. Elle devient alors un concept « fourre-tout » pour définir des situations qui relèvent bien souvent d’une multitude de champs, tels que l’incivilité, la sécurité publique, la lutte contre le terrorisme ou encore l’intégration.
Pour garantir son effectivité, la laïcité a besoin de la mixité sociale et de la lutte constante contre toutes les inégalités et discriminations, qu’elles soient urbaines, sociales, scolaires, de genre ou ethniques. La Commission Stasi le rappelait dans son rapport de 2003 et Jean Jaurès l’affirmait déjà en 1904 : « La République doit être laïque et sociale. Elle restera laïque si elle sait rester sociale ». Cette phrase est forte de sens.
Car on le sait, la situation actuelle ne favorise pas le vivre-ensemble : il y a une ségrégation sociale, des jeunes sans emploi, une société inégalitaire, des comportements discriminatoires, un manque de perspective, un manque d’idéal et une défiance toujours plus grande à l’égard des pouvoirs établis et finalement d’autrui. Ainsi, pour 79% des Français, « on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres. »
Alors, quel est le constat ?
La laïcité n’est pas « une citadelle assiégée ». Il y a des affaires qui ont un fort retentissement médiatique mais qui restent exceptionnelles. À l’heure des chaînes d’informations en continu et des réseaux sociaux, le traitement par les médias des questions touchant aux religions et au principe de laïcité manque trop souvent, malheureusement, de recul et d’impartialité.
Il faut être vigilant parce que les amalgames sont bien trop nombreux aujourd’hui et que ce sont eux qui font le lit de l’intolérance et du repli communautariste, qui se traduisent notamment par une inquiétante recrudescence des agressions à caractère confessionnel.
En matière de laïcité et de gestion du fait religieux, il faut savoir garder « la tête froide » et appliquer le droit, avec fermeté et discernement. Rien que le droit mais tout le droit. Mais il ne faut pas transformer la laïcité en une série de nouveaux interdits car cela ne pourrait qu’alimenter un discours victimiste et, par voie de conséquence, les provocations et les extrémismes religieux et politiques.
En parallèle, il faut promouvoir la laïcité et toutes les actions renforçant la cohésion sociale. Je pense notamment au développement du service civique annoncé par le gouvernement français ; au développement de l’enseignement du fait religieux ; à l’organisation de la journée nationale de la laïcité ; à la mise en place effective de l’enseignement moral et civique ; et bien sûr, à la multiplication des formations à la laïcité partout sur le territoire pour tous les acteurs de terrain et les fonctionnaires.
Il apparaît également nécessaire d’assurer au sein des programmes scolaires et des politiques culturelles la prise en compte de toutes les cultures présentes sur le territoire de la République. Cette question de l’intégration dans le récit national des jeunes Français d’origine, notamment, des Outre-mer, maghrébine, sub-saharienne ou asiatique participe évidemment au vivre ensemble et à l’appartenance à la République. De fait, toutes ces cultures et cette diversité qui ont permis de construire une histoire commune et qui ont façonné la France ne sont pas suffisamment traitées.
La laïcité est la clé de la construction de la citoyenneté qui fait, de chacune et de chacun d’entre nous, au-delà de nos appartenances, de nos origines, de nos opinions, de nos croyances ou non-croyances, des citoyennes et des citoyens à égalité de devoirs et de droits. Elle nous permet de dépasser nos différences tout en les respectant et, même, en en faisant une richesse collective.
La laïcité est donc la volonté de vivre ensemble, de faire ensemble, la base de notre identité nationale. Notre laïcité garantit la liberté de croire ou de ne pas croire et la possibilité de l’exprimer dans les limites de la liberté d’autrui. C’est d’une furieuse modernité lorsque l’on pense aux nombreux États dans le monde dans lesquels l’on ne peut pas avoir certaines croyances, changer de religion, ne pas croire ou être agnostique.
La laïcité, c’est la liberté. La liberté de chacune et chacun d’entre nous. Notre liberté collective aussi.
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