photographie : Avec Jimmy Connors, joueur de tennis américain.
Il y a 25 ans ce 3 novembre, je montais dans un avion à destination de l’Amérique. L’Amérique, je ne la connaissais pas. Je l’avais vue au cinéma et lue dans les livres, mais je n’y étais jamais allé. Mon parcours était alors marqué par l’Allemagne et la langue allemande depuis mes jeunes années. En embarquant à Orly dans le vol de Continental Airlines, en route vers New York, puis Los Angeles, j’avais la sensation de partir vers l’aventure. Je connaissais certes ma destination : la Californie et le job qui m’y attendait, assistant dans un magasin d’articles de sport. Pour le reste, j’ignorais tout de ce que serait ma vie, y compris même de l’endroit où je passerais ma première nuit au nouveau monde. Et l’inconnu, j’y fus exposé dès mon arrivée puisque, en raison d’une information défaillante, personne de mon entreprise ne vint m’accueillir. C’est dans un motel glauque de Los Angeles, dans le bruit des avions et une lourde odeur de kérosène, avec ma vieille valise d’étudiant comme compagne, que j’échouais le premier soir, perdu, éreinté par le décalage horaire et le doute, soudain, quant à la pertinence de ce séjour que je m’apprêtais à vivre sur la côte ouest.
Je n’avais jamais rêvé de l’Amérique. Sans doute la pressentais-je belle, mais dure. C’est peut-être finalement cette absence d’illusions qui m’a conduit à aimer mes années américaines. Car j’ai beaucoup aimé l’Amérique et continue de le faire. Je gagnais mal ma vie, comme bien d’autres à Los Angeles. Pourtant, soucieux d’indépendance, je n’avais pas souhaité chercher une colocation. J’avais emménagé dans un minuscule studio situé dans un quartier plutôt latino, au coin du freeway 405 et de Santa Monica Boulevard. Sans le sou pour me payer une auto d’occasion, je me déplaçais par bus. Tous les matins, attendre à un arrêt de bus permettait de faire connaissance, de se lier, de découvrir la vie de ses voisins. L’un des bus que j’empruntais le plus souvent était celui qui, quelques années plus tard, deviendrait le sujet du film « Speed ». Je me sentais bien dans cette communauté d’étrangers qui, comme moi, galéraient plus ou moins. Mes collègues de travail, très wasp, m’avaient mis en garde contre ce choix de quartier incompréhensible à leurs yeux. Je n’y ai jamais eu peur, je m’y suis même parfois senti protégé. Sauf le jour où l’on me piqua mon vélo, le plus gros achat de ma vie américaine…
Au travail, j’apprenais tous les métiers de la distribution. Y compris celui de magasinier et de balayeur dans le « stockroom ». J’ai tout fait ou presque, depuis les achats jusqu’aux livraisons. Je me souviens d’une journée et nuit, seul au volant d’un camion sur les autoroutes californiennes, avec des centaines de milliers de dollars de skis derrière moi. Je n’avais pas le bon permis pour cela, mais mes patrons, qui le savaient pertinemment, m’avaient pourtant mis d’office au volant car j’étais, par une succession fortuite d’absences, le seul de l’équipe qui pouvait encore livrer le matériel à temps pour une vente promotionnelle annoncée pour le lendemain dans le Los Angeles Times. J’avais conduit, chargé et déchargé non-stop durant près de 20 heures. Au bout de la fatigue et de la nuit, j’avais écrasé toutes les fleurs et le sapin du parking en garant le camion. L’entreprise n’allait pas bien et prenait peu à peu le chemin de l’échec qui la rattraperait quelques années après. Notre équipe était cependant soudée face à l’adversité, dynamique, entreprenante et un peu déjantée aussi. Cette capacité de résilience, cette volonté sans limite de se battre sont parmi les meilleures leçons que j’ai apprises en Amérique.
Deux soirées par semaine, j’allais à l’Université de Californie, sur le campus de UCLA à Westwood. J’avais envie de connaître du monde, de découvrir l’université américaine. Les programmes de cours du soir me le permirent. Et c’est ainsi que je me retrouvais à étudier Max Frisch et Friedrich Dürenmatt en allemand sous les palmiers du campus. Mes camarades de cours se demandaient ce que fabriquait ainsi un Français vendant des raquettes de tennis dans la journée à étudier le soir la littérature allemande au bord du Pacifique. Je voulais simplement les connaître, échanger, rire, tromper aussi une solitude qui me pesait. J’ai passé un Noël tout seul. Les Américains sont souvent passionnants et drôles, mais ils peuvent aussi être superficiels. Les amitiés, les vraies sont dures à établir. J’ai pu en souffrir au début de ma vie américaine. En fin de séjour en revanche, j’étais souvent invité ici et là. J’ai le souvenir d’un match de football américain improvisé un après-midi de Thanksgiving Day chez mon patron, d’où j’étais revenu couvert de bleus et la panse pleine pour deux ou trois jours.
J’aimais mes dimanches, lorsque, mon résumé hebdomadaire du Monde acheté, lu et relu sur le campus de UCLA, je partais à vélo, dûment casqué et revêtu d’un maillot « 7 Eleven » dernier cri, pédaler le long du Pacifique ou sur les hauteurs de Hollywood. J’adorais cette montagne au-dessus de la ville, de laquelle la vue de Los Angeles apparaissait sans limite, entre mirage et pollution. J’étais arrivé un jour presque par hasard derrière les lettres mythiques de Hollywood, mesurant l’incongruité d’être là, tellement cet endroit m’apparaissait irréel et inaccessible quand, des années auparavant, je courais les cinémas et les films américains. Je me souviens aussi d’une rencontre avec Jimmy Connors, l’idole absolue de mes années sur les courts, celui dont je regardais au cœur de la nuit les matchs d’anthologie contre Borg et Mc Enroe à l’US Open. Il était tout d’un coup devant moi, parce que mon entreprise sponsorisait l’équipe de Californie mise en place avec son pote John Lloyd. Je lui avais parlé de sa victoire à Wimbledon en 1982, comme une parfaite groupie. Cela l’avait amusé. Il m’avait signé un autographe et y avait ajouté une solide poignée de main, assortie d’un « You got it, man ». Nous avions fait une photo. Y repenser me file encore des frissons.
Ma vie américaine aura duré près de deux ans. Un jour, il a fallu rentrer. Le visa arrivait à terme. J’avais beaucoup appris, beaucoup découvert, beaucoup aimé. Economisant chaque sou, j’avais pu à quelques reprises louer une petite auto et partir quelques jours au hasard des routes, sur le bord du Pacifique ou vers les déserts. J’adorais la Vallée de la Mort, son silence, la force de son ciel. Il y avait un petit motel de l’autre côté de la frontière avec le Nevada, où j’ai dormi parfois. Dans le saloon à proximité chantait toujours le même crooner fatigué, entouré de quelques routiers édentés et autres clientes sans âge. Cela me fascinait. J’avais l’impression de retrouver dans le paysage les images des westerns de mon enfance. Et une ambiance à la Bagdad Café, les culottes de peau en moins. Cette Amérique-là m’a touché. Elle est sans doute éloignée des valeurs qui sont les miennes, mais elle est terriblement authentique. Je me souviens d’avoir dû expliquer qu’être agnostique ne faisait pas de moi un communiste. C’est dans la Vallée de la Mort que je vins passer ma dernière nuit américaine, sous les étoiles, le coffre de l’auto plein de mes souvenirs, avant de reprendre, ému et reconnaissant, le lendemain l’avion pour la France.
Le temps a passé. 25 années, un quart de siècle. C’est beaucoup. L’Amérique a marqué ma vie, jusqu’à celle d’après. Dans ma carrière professionnelle, à l’exception de deux années, j’ai toujours travaillé pour des entreprises américaines. Elles me savaient rompues à leur culture et leurs méthodes, et m’avaient engagé pour cela. De fait, je suis souvent retourné en Amérique, découvrant d’autres villes et d’autres Etats. Je garde cependant une tendresse éternelle pour Los Angeles et la Californie, pour ces années de jeunesse, de galère et aussi de vérité, parce qu’elles m’ont permis d’apprendre et de me révéler à moi-même. L’Amérique a été pour moi comme une école de vie. J’ai aujourd’hui 3 enfants, encore petits (4 ans, 2 ans et 10 mois). Lorsqu’ils auront grandi, j’aimerais les emmener en Amérique, prendre le temps d’un long parcours avec eux, comme dans un road movie, leur raconter ma vie d’alors. Je ne sais s’ils aimeront ces routes interminables de désert, ces radios qui serinent le pire de la country music, ces fast-foods où la nourriture n’a aucun goût, ce vieux papa qui ne leur montrera pas (seulement) Disneyland ou Universal Studio. Je crois cependant que, face à Catalina Island, dans la lumière de fin de jour, ou dans la palette des couleurs de la Vallée de la Mort, ils aimeront à leur tour cette Amérique-là, qui fut et reste mon Amérique à moi.
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