Demain, je prendrai la route vers le sud. Comme tous les étés, lorsque revient ce moment un peu magique de fermer la porte de la maison et d’ouvrir celle des rêves, du soleil et de l’insouciance. Sans doute ce chemin prendra-t-il cette année une saveur toute particulière, entre bonheur et soulagement, tourment et inquiétude. Car une pandémie est passée par là et elle ne recule pas. Ce qui était simple et normal avant ne l’est plus désormais. Le risque rode et il faut en avoir conscience, pour soi-même et pour les siens, pour les autres. Les circonstances difficiles de cet été rappellent que le plaisir du départ, le bonheur d’aller se reposer ailleurs, à distance de la vie quotidienne, et l’appel du soleil restent des choses exceptionnelles. Ce jugement fera peut-être sourire tant le départ en vacances est devenu commun, naturel, presque banal. Pourtant, tout le monde ne part pas en vacances, faute de pouvoir se les offrir. Ne l’oublions pas. Et une forme de consumérisme à l’égard des vacances a fini aussi par emporter la force et la valeur de ces semaines durant lesquelles, pour reprendre les paroles d’une chanson populaire un peu datée, « on oublie tout ».
Je me souviens de mes premières vacances loin de chez nous. C’était l’été 1973 et l’aventure. La 404 Peugeot blanche de mes parents était chargée de valises. Nous partions pour un mois dans un petit village de Charente-Maritime, Courpignac. Mon père y avait loué une maison par l’intermédiaire de la revue du Syndicat National des Instituteurs, l’Ecole libératrice. C’est tout bête, mais dans le monde d’hier sans téléphone ni mail, partir un mois avait tout d’une expédition. Nous avions été dire au revoir à nos grands-mères, comme si nous partions pour un an. Fermant les yeux, je retrouve aujourd’hui encore les images des villes et villages traversés. Les autoroutes n’étaient pas nombreuses. Je revois défiler les champs de tournesol, les rangées d’arbres fruitiers, les toits de tuiles rouges, autant de choses que je n’avais jamais vues dans mon Finistère natal. Du fond de la voiture, j’étais émerveillé. Je comptais les châteaux d’eau. Notre voiture n’avait pas d’autoradio. A la pause du déjeuner, nous prenions les nouvelles au bar du restaurant, notamment celles de la route du Tour puisque c’était juillet et que la France vibrait pour la Grande Boucle.
Notre maison était à la lisière du village. Face à elle, il y avait un vignoble. C’était la première fois que j’en voyais un. Jusqu’alors, le raisin apparaissait miraculeusement en septembre chez le marchand de fruits. Je ne connaissais pas la vigne. Elle m’apparaissait immense. J’observais, fasciné, les deux ou trois personnes qui l’entretenaient. De la maison, par une petite allée de pêchers, on pouvait rejoindre la boulangerie du village. Mon grand-père était boulanger, mais la vie ne m’avait pas donné la chance de le connaître. Mon père, ému par ses propres souvenirs, m’avait conduit dans le fournil et j’avais vu, aux premières heures du matin, le boulanger de Courpignac pétrir sa pâte, faire son pain et le glisser dans le four. Il faisait chaud et cela sentait bon. J’allais acheter Sud-Ouest au café du village. Le journal était si différent du Télégramme de Brest que j’achetais en Bretagne. Aucun des noms de villes de Charente-Maritime n’évoquait quoi que ce soit pour moi. J’avais l’impression que nous étions loin, très loin de chez nous. Dans la page sportive, il n’était question que de rugby, pas de foot. Ce fut ma première introduction au monde de l’ovalie.
Mon père m’offrit un ballon de rugby. J’en étais si fier. Un peu interloqué aussi. Comment pouvait-on jouer avec un ballon qui ne roulait pas ? Nous nous mîmes valeureusement à l’action, entre passes à main et coups de pénalité, footeux un peu empruntés. J’étais heureux. Jusqu’à ce que le ballon ovale termine planté sur un poteau pointu, à mon grand chagrin. Ma sœur jouait à la balle avec ma mère, qui lui apprenait les chansons de son enfance. A la radio, Michel Sardou chantait « La maladie d’amour » vingt fois par jour au moins. Le Tour progressait vers les Pyrénées et Luis Ocana survolait la course. Mon père décida de nous amener voir le Tour, qui passerait en Dordogne. C’était immense de voir « en vrai » les héros du Tour que j’apercevais en Bretagne sur notre télévision en noir et blanc et sur les pages en papier glacé du Miroir du Cyclisme dans le salon de coiffure de ma grand-mère. Ce jour-là, non loin des Eyzies, un coureur échappé passa devant nous. Il s’appelait Jacques Hochart et il était le dernier du classement général. Tout le monde n’a pas eu la chance de voir « la lanterne rouge » arriver le premier. Ce fut notre privilège.
Aux Eyzies, il y avait des grottes préhistoriques. Avec ma sœur, nous regardions, captivés, les dessins tracés sur les parois des milliers d’années avant. L’histoire était tout autour de nous. Tellement d’ailleurs que ma sœur, 6 ans, assura en classe quelques mois plus tard avoir vu des Gaulois chez eux dans la citadelle de Blaye, ajoutant même avec certitude qu’ils déjeunaient en regardant la télévision. Elle enseigne aujourd’hui l’histoire. De Blaye, nous observions la Garonne, le naviplane qui la traversait sur ses coussins d’air, et imaginions, de l’autre côté, Bordeaux, l’Aquitaine, où, peut-être, nous irions un jour. Il y avait l’Entre-deux-Mers, les dégustations de vin (pour nos parents, de glaces pour nous), celles de pineau des Charentes, les marchés, les carrières où mon père, en bon professeur de géologie muni de son petit marteau, s’aventurait discrètement, et nous avec lui, à la recherche de fossiles. Sur la table de la maison s’étalait religieusement la carte géologique des Charentes. On ne se refait pas. La caméra Super 8 tournait les images de cet été-là. Pompidou était Président. Il n’y avait pas de chômage. Les chocs pétroliers viendraient après.
Ces vacances m’ont marqué car elles furent les premières et que chaque instant était une découverte. C’était il y a 47 ans. Les souvenirs et émotions restent ancrés dans la mémoire d’un enfant. Il y a le bonheur, la mémoire simple d’un temps lointain. Il y a surtout les choses apprises, comme un chemin initiatique auquel se rattachent le souvenir et la trace bienveillante de mes parents. Je leur dois tant. Le temps des vacances est celui du partage et des souvenirs que l’on construit. Le monde m’apparaissait immense. A 600 kilomètres de chez nous, j’avais l’impression d’être de l’autre côté de la Terre. Il y a quelques années, avec mon petit Marcos, je m’étais arrêté à Courpignac. J’avais retrouvé la maison. La vigne avait tristement fait place au maïs, mais la boulangerie était encore là et le café du village vendait toujours Sud-Ouest. Il flottait dans l’allée où mon père garait notre vieille 404 un doux parfum de nostalgie. Il y avait aussi quelque chose d’indicible et familier : le souvenir du bonheur. C’est cette magie-là que je veux conserver en la racontant et en la transmettant à mon tour. Pour que le temps heureux des vacances marque pour une vie.
L’été 1973
Demain, je prendrai la route vers le sud. Comme tous les étés, lorsque revient ce moment un peu magique de fermer la porte de la maison et d’ouvrir celle des rêves, du soleil et de l’insouciance. Sans doute ce chemin prendra-t-il cette année une saveur toute particulière, entre bonheur et soulagement, tourment et inquiétude. Car une pandémie est passée par là et elle ne recule pas. Ce qui était simple et normal avant ne l’est plus désormais. Le risque rode et il faut en avoir conscience, pour soi-même et pour les siens, pour les autres. Les circonstances difficiles de cet été rappellent que le plaisir du départ, le bonheur d’aller se reposer ailleurs, à distance de la vie quotidienne, et l’appel du soleil restent des choses exceptionnelles. Ce jugement fera peut-être sourire tant le départ en vacances est devenu commun, naturel, presque banal. Pourtant, tout le monde ne part pas en vacances, faute de pouvoir se les offrir. Ne l’oublions pas. Et une forme de consumérisme à l’égard des vacances a fini aussi par emporter la force et la valeur de ces semaines durant lesquelles, pour reprendre les paroles d’une chanson populaire un peu datée, « on oublie tout ».
Je me souviens de mes premières vacances loin de chez nous. C’était l’été 1973 et l’aventure. La 404 Peugeot blanche de mes parents était chargée de valises. Nous partions pour un mois dans un petit village de Charente-Maritime, Courpignac. Mon père y avait loué une maison par l’intermédiaire de la revue du Syndicat National des Instituteurs, l’Ecole libératrice. C’est tout bête, mais dans le monde d’hier sans téléphone ni mail, partir un mois avait tout d’une expédition. Nous avions été dire au revoir à nos grands-mères, comme si nous partions pour un an. Fermant les yeux, je retrouve aujourd’hui encore les images des villes et villages traversés. Les autoroutes n’étaient pas nombreuses. Je revois défiler les champs de tournesol, les rangées d’arbres fruitiers, les toits de tuiles rouges, autant de choses que je n’avais jamais vues dans mon Finistère natal. Du fond de la voiture, j’étais émerveillé. Je comptais les châteaux d’eau. Notre voiture n’avait pas d’autoradio. A la pause du déjeuner, nous prenions les nouvelles au bar du restaurant, notamment celles de la route du Tour puisque c’était juillet et que la France vibrait pour la Grande Boucle.
Notre maison était à la lisière du village. Face à elle, il y avait un vignoble. C’était la première fois que j’en voyais un. Jusqu’alors, le raisin apparaissait miraculeusement en septembre chez le marchand de fruits. Je ne connaissais pas la vigne. Elle m’apparaissait immense. J’observais, fasciné, les deux ou trois personnes qui l’entretenaient. De la maison, par une petite allée de pêchers, on pouvait rejoindre la boulangerie du village. Mon grand-père était boulanger, mais la vie ne m’avait pas donné la chance de le connaître. Mon père, ému par ses propres souvenirs, m’avait conduit dans le fournil et j’avais vu, aux premières heures du matin, le boulanger de Courpignac pétrir sa pâte, faire son pain et le glisser dans le four. Il faisait chaud et cela sentait bon. J’allais acheter Sud-Ouest au café du village. Le journal était si différent du Télégramme de Brest que j’achetais en Bretagne. Aucun des noms de villes de Charente-Maritime n’évoquait quoi que ce soit pour moi. J’avais l’impression que nous étions loin, très loin de chez nous. Dans la page sportive, il n’était question que de rugby, pas de foot. Ce fut ma première introduction au monde de l’ovalie.
Mon père m’offrit un ballon de rugby. J’en étais si fier. Un peu interloqué aussi. Comment pouvait-on jouer avec un ballon qui ne roulait pas ? Nous nous mîmes valeureusement à l’action, entre passes à main et coups de pénalité, footeux un peu empruntés. J’étais heureux. Jusqu’à ce que le ballon ovale termine planté sur un poteau pointu, à mon grand chagrin. Ma sœur jouait à la balle avec ma mère, qui lui apprenait les chansons de son enfance. A la radio, Michel Sardou chantait « La maladie d’amour » vingt fois par jour au moins. Le Tour progressait vers les Pyrénées et Luis Ocana survolait la course. Mon père décida de nous amener voir le Tour, qui passerait en Dordogne. C’était immense de voir « en vrai » les héros du Tour que j’apercevais en Bretagne sur notre télévision en noir et blanc et sur les pages en papier glacé du Miroir du Cyclisme dans le salon de coiffure de ma grand-mère. Ce jour-là, non loin des Eyzies, un coureur échappé passa devant nous. Il s’appelait Jacques Hochart et il était le dernier du classement général. Tout le monde n’a pas eu la chance de voir « la lanterne rouge » arriver le premier. Ce fut notre privilège.
Aux Eyzies, il y avait des grottes préhistoriques. Avec ma sœur, nous regardions, captivés, les dessins tracés sur les parois des milliers d’années avant. L’histoire était tout autour de nous. Tellement d’ailleurs que ma sœur, 6 ans, assura en classe quelques mois plus tard avoir vu des Gaulois chez eux dans la citadelle de Blaye, ajoutant même avec certitude qu’ils déjeunaient en regardant la télévision. Elle enseigne aujourd’hui l’histoire. De Blaye, nous observions la Garonne, le naviplane qui la traversait sur ses coussins d’air, et imaginions, de l’autre côté, Bordeaux, l’Aquitaine, où, peut-être, nous irions un jour. Il y avait l’Entre-deux-Mers, les dégustations de vin (pour nos parents, de glaces pour nous), celles de pineau des Charentes, les marchés, les carrières où mon père, en bon professeur de géologie muni de son petit marteau, s’aventurait discrètement, et nous avec lui, à la recherche de fossiles. Sur la table de la maison s’étalait religieusement la carte géologique des Charentes. On ne se refait pas. La caméra Super 8 tournait les images de cet été-là. Pompidou était Président. Il n’y avait pas de chômage. Les chocs pétroliers viendraient après.
Ces vacances m’ont marqué car elles furent les premières et que chaque instant était une découverte. C’était il y a 47 ans. Les souvenirs et émotions restent ancrés dans la mémoire d’un enfant. Il y a le bonheur, la mémoire simple d’un temps lointain. Il y a surtout les choses apprises, comme un chemin initiatique auquel se rattachent le souvenir et la trace bienveillante de mes parents. Je leur dois tant. Le temps des vacances est celui du partage et des souvenirs que l’on construit. Le monde m’apparaissait immense. A 600 kilomètres de chez nous, j’avais l’impression d’être de l’autre côté de la Terre. Il y a quelques années, avec mon petit Marcos, je m’étais arrêté à Courpignac. J’avais retrouvé la maison. La vigne avait tristement fait place au maïs, mais la boulangerie était encore là et le café du village vendait toujours Sud-Ouest. Il flottait dans l’allée où mon père garait notre vieille 404 un doux parfum de nostalgie. Il y avait aussi quelque chose d’indicible et familier : le souvenir du bonheur. C’est cette magie-là que je veux conserver en la racontant et en la transmettant à mon tour. Pour que le temps heureux des vacances marque pour une vie.