Comme tant d’autres amoureux du football, j’ai été touché par la disparition de Diego Maradona la semaine passée. Son talent avait enchanté tout ce que la planète du ballon rond comptait de passionnés dans les années 1980. Le but du siècle en quart de finale de la Coupe du Monde de 1986 au Mexique contre l’Angleterre est devenu mythique, faisant presque oublier l’autre but, celui de la « main de Dieu ». On pleure un champion, une légende. Sans doute pleure-t-on aussi un peu de sa jeunesse. Les années 1980, c’était il y a longtemps. Les héros ont 60 ans et plus. Tout à ma nostalgie, je me suis demandé quelles avaient été les plus belles émotions de ma vie de footeux. Était-ce Maradona ? Ou bien Platini, les Verts de Saint-Etienne, Zidane et la Coupe du Monde de 1998 ou, plus près de nous, la seconde étoile conquise en Russie par Mbappé, Griezmann, Pogba et les autres ? La vérité, tout réfléchi, c’est que le plus grand bonheur était finalement bien plus proche de moi, à Quimper, là où j’ai grandi. C’était dans un stade ouvert à tous les vents, et notamment celui – redoutable – venu du nord, le stade de Penvillers.
J’ai l’impression d’être né avec ce stade. En réalité, je l’avais devancé de quelques années, faisant même mes premières armes de footballeur poussin sur le précédent pré quimpérois : l’antique stade de Kerhuel. Penvillers m’apparaissait immense avec sa grande tribune dressée au-dessus de la piste d’athlétisme. Les soirs de match, dans la nuit noire, on l’apercevait de loin, illuminé de mille feux sur la colline de Kerfeunteun. Quand Quimper se drapait dans l’obscurité, il devenait le phare de la ville. Notre voiture roulait vers le stade, mon père au volant. Nous allions voir jouer le Stade Quimpérois. En Division 2, parfois aussi en Division 3. On ne parlait pas alors de Ligue 2 ou de National. Les adversaires, c’était Besançon, Limoges, Blois ou Nœux-les-Mines. Autant de belles équipes oubliées aujourd’hui, comme le Stade Quimpérois lui-même d’ailleurs. On se pressait aux guichets. Il fallait courir vite vers la tribune populaire, croisant parfois les joueurs revenant de l’échauffement sur le terrain annexe. Le lever de rideau s’achevait. Un air d’accordéon, le même durant des années, annonçait l’arrivée imminente des équipes.
Le Stade Quimpérois n’a jamais gagné de trophée, jamais connu la montée en Division 1, ce fol espoir que je nourris si longtemps. Pas de tour d’honneur, de fête dans les rues de la ville. Où était donc mon bonheur ? Il était dans le charisme des joueurs, de ces types que je voyais se battre mois après mois, année après année dans le froid et le vent, parfois sous la pluie, depuis ma place dans la tribune populaire. Nous étions au milieu des années 1970. J’avais 10 ans. Dans la surface de réparation rodait un avant-centre à l’ancienne, Jacky Castellan. Il ne touchait pratiquement aucun ballon et l’un des rares qui lui parvenait finissait souvent au fond des filets adverses. Castellan avait joué en Division 1, comme quelques autres gloires de l’équipe. Je me souviens de Jose Balducci, un Argentin facétieux surnommé « Chien de luxe » car il roulait par terre au moindre tacle. Il y avait aussi le gardien de but Jean-Noël Dusé, qui se signait avec une motte de terre à l’entrée sur le terrain. Et un joueur de chez nous, Bernard Huitric, surnommé « Le muscadet » tant il était blanc, qu’une terrible blessure au genou priva cruellement d’une carrière prometteuse.
Mais la star, car il y en avait une, était un joueur venu de loin, des pays chauds disait-on alors. C’était Michel Kaham, notre arrière-droit, arrivé un jour d’été 1975 de Yaoundé à Quimper. Les supporters l’avaient prestement baptisé « Mich’Du ». En breton, cela veut dire « Michel le noir ». Je ne sais si ce surnom tout en affection serait encore politiquement correct de nos jours. La Bretagne du foot il y a 40 ans, c’était des équipes plutôt homogènes et la différence de Mich’Du tranchait. Mais ce qui tranchait encore le plus, c’était ses combats sur le côté droit, les corps à corps homériques en défense et surtout ses montées rageuses, deux ou trois fois par match, qui faisaient lever tout le monde dans la grande tribune. Penvillers adulait Mich’Du. Il s’en allait à longues enjambées le long de la ligne de touche, tout en profondeur, laissant les adversaires épuisés derrière lui, avant de centrer puissamment. Un soir, il repiqua par surprise vers le centre et décocha un tir de ouf qui finit au fond. Mich’Du avait marqué et le stade était debout. La clameur fut immense. Les gens s’embrassaient. C’est comme si nous avions gagné la Coupe du Monde. J’adorais Mich’Du.
Mich’Du était une perle par son talent, son charisme et sa grande gentillesse. Comme toutes les perles, nous avions peur de la perdre. Il était un arrière qui faisait le bonheur de tout un stade. Après deux saisons, il partit pour Tours. J’en eus le cœur brisé et tant d’autres aussi. Avec mon père, nous comprenions qu’il aille jouer ailleurs, mais il nous manquait tant. Nous en parlions parfois, comme si l’on prenait des nouvelles d’un vieil ami. France Football nous tenait informés. Une ou deux fois, il revint avec sa nouvelle équipe jouer à Penvillers. Le voir dans un autre maillot que blanc et noir nous faisait tout bizarre, mais nous l’avions ovationné aussi fort que possible. Mich’Du fit aussi une saison en Division 1 dans le nord, à Valenciennes. Reste que les soirs de match sans lui n’avaient plus la même saveur. Castellan mettait moins de buts, Balducci roulait toujours dans les surfaces de réparation. Les saisons passèrent. Il y avait moins de folie, de grandes chevauchées. La grande tribune ne se levait plus guère. Jusqu’à ce jour de la fin du printemps 1981 quand une rumeur folle se répandit comme la poudre : Mich’Du revient !
Et Mich’Du revint en effet. Sans doute notre petite ville avait-elle gardé une place à part dans son cœur. Comme il en avait conservé une, très grande, dans le nôtre. Les longues courses sur le côté droit reprirent, comme avant. La saison, malheureusement, vira au désastre et le club termina dernier, plongeant en Division 3. Un grand moment, cependant, nous attendait encore : le graal, la Coupe du Monde en Espagne ! Car Mich’Du allait la jouer. Le Cameroun s’était qualifié pour la première fois de son histoire. Pour nous à Quimper, c’était à travers Mich’Du comme un honneur par procuration. C’était aussi le moment de lui dire au revoir car nous savions qu’il partirait, cette fois-ci définitivement, de l’autre côté de l’Atlantique, pour achever à Cleveland sa carrière de joueur. Un soir de juin 1982, nous le vîmes apparaître à la télévision au milieu des Lions Indomptables. Le Cameroun allait affronter le Pérou. Mon père et moi étions tellement émus. Combien n’avons-nous pas été sans doute, à Quimper, à nous dire, écrasant une petite larme : « Putain, Mich’Du ! ». Et à être si fier de le voir jouer, y compris contre l’Italie, le futur vainqueur de cette Coupe du Monde.
C’était il y a si longtemps. J’y repense parfois. Au Stade Quimpérois, à Penvillers et à Mich’Du. La légende s’écrivait sous mes yeux, belle et simple. Le football, c’est d’abord du bonheur. J’ai encore le frisson lorsque je repense à la clameur, à cette joie qui rassemblait et transportait. Il y a un an, assistant à Quimper à l’assemblée de l’association « Produit en Bretagne », j’avais un œil nostalgique pour le stade de Penvillers, de l’autre côté de la route. C’était un jour triste et gris. La grande tribune semblait à l’abandon, comme un grand vaisseau vide. La réunion finie, je m’étais faufilé par une porte entrouverte et j’étais allé à ma place dans la tribune populaire. Seul dans le stade, face à ce terrain sur lequel on ne joue plus guère, j’entendais le vent souffler en tempête. Il n’y a plus de grands soirs, plus de lumière, plus de Stade Quimpérois. La roue a tourné et la vie avec elle. J’étais resté longtemps, à la recherche de mes souvenirs et du monde d’avant. Personne ne m’avait chassé ni vu. C’est ce foot-là que j’ai tant aimé. Sans rien gagner, on pouvait être heureux et se prendre à rêver. Je l’ai tant fait. C’était Quimper, un maillot gwen ha du, une belle histoire.
Mich’Du, le foot et les saveurs de l’enfance
Comme tant d’autres amoureux du football, j’ai été touché par la disparition de Diego Maradona la semaine passée. Son talent avait enchanté tout ce que la planète du ballon rond comptait de passionnés dans les années 1980. Le but du siècle en quart de finale de la Coupe du Monde de 1986 au Mexique contre l’Angleterre est devenu mythique, faisant presque oublier l’autre but, celui de la « main de Dieu ». On pleure un champion, une légende. Sans doute pleure-t-on aussi un peu de sa jeunesse. Les années 1980, c’était il y a longtemps. Les héros ont 60 ans et plus. Tout à ma nostalgie, je me suis demandé quelles avaient été les plus belles émotions de ma vie de footeux. Était-ce Maradona ? Ou bien Platini, les Verts de Saint-Etienne, Zidane et la Coupe du Monde de 1998 ou, plus près de nous, la seconde étoile conquise en Russie par Mbappé, Griezmann, Pogba et les autres ? La vérité, tout réfléchi, c’est que le plus grand bonheur était finalement bien plus proche de moi, à Quimper, là où j’ai grandi. C’était dans un stade ouvert à tous les vents, et notamment celui – redoutable – venu du nord, le stade de Penvillers.
J’ai l’impression d’être né avec ce stade. En réalité, je l’avais devancé de quelques années, faisant même mes premières armes de footballeur poussin sur le précédent pré quimpérois : l’antique stade de Kerhuel. Penvillers m’apparaissait immense avec sa grande tribune dressée au-dessus de la piste d’athlétisme. Les soirs de match, dans la nuit noire, on l’apercevait de loin, illuminé de mille feux sur la colline de Kerfeunteun. Quand Quimper se drapait dans l’obscurité, il devenait le phare de la ville. Notre voiture roulait vers le stade, mon père au volant. Nous allions voir jouer le Stade Quimpérois. En Division 2, parfois aussi en Division 3. On ne parlait pas alors de Ligue 2 ou de National. Les adversaires, c’était Besançon, Limoges, Blois ou Nœux-les-Mines. Autant de belles équipes oubliées aujourd’hui, comme le Stade Quimpérois lui-même d’ailleurs. On se pressait aux guichets. Il fallait courir vite vers la tribune populaire, croisant parfois les joueurs revenant de l’échauffement sur le terrain annexe. Le lever de rideau s’achevait. Un air d’accordéon, le même durant des années, annonçait l’arrivée imminente des équipes.
Le Stade Quimpérois n’a jamais gagné de trophée, jamais connu la montée en Division 1, ce fol espoir que je nourris si longtemps. Pas de tour d’honneur, de fête dans les rues de la ville. Où était donc mon bonheur ? Il était dans le charisme des joueurs, de ces types que je voyais se battre mois après mois, année après année dans le froid et le vent, parfois sous la pluie, depuis ma place dans la tribune populaire. Nous étions au milieu des années 1970. J’avais 10 ans. Dans la surface de réparation rodait un avant-centre à l’ancienne, Jacky Castellan. Il ne touchait pratiquement aucun ballon et l’un des rares qui lui parvenait finissait souvent au fond des filets adverses. Castellan avait joué en Division 1, comme quelques autres gloires de l’équipe. Je me souviens de Jose Balducci, un Argentin facétieux surnommé « Chien de luxe » car il roulait par terre au moindre tacle. Il y avait aussi le gardien de but Jean-Noël Dusé, qui se signait avec une motte de terre à l’entrée sur le terrain. Et un joueur de chez nous, Bernard Huitric, surnommé « Le muscadet » tant il était blanc, qu’une terrible blessure au genou priva cruellement d’une carrière prometteuse.
Mais la star, car il y en avait une, était un joueur venu de loin, des pays chauds disait-on alors. C’était Michel Kaham, notre arrière-droit, arrivé un jour d’été 1975 de Yaoundé à Quimper. Les supporters l’avaient prestement baptisé « Mich’Du ». En breton, cela veut dire « Michel le noir ». Je ne sais si ce surnom tout en affection serait encore politiquement correct de nos jours. La Bretagne du foot il y a 40 ans, c’était des équipes plutôt homogènes et la différence de Mich’Du tranchait. Mais ce qui tranchait encore le plus, c’était ses combats sur le côté droit, les corps à corps homériques en défense et surtout ses montées rageuses, deux ou trois fois par match, qui faisaient lever tout le monde dans la grande tribune. Penvillers adulait Mich’Du. Il s’en allait à longues enjambées le long de la ligne de touche, tout en profondeur, laissant les adversaires épuisés derrière lui, avant de centrer puissamment. Un soir, il repiqua par surprise vers le centre et décocha un tir de ouf qui finit au fond. Mich’Du avait marqué et le stade était debout. La clameur fut immense. Les gens s’embrassaient. C’est comme si nous avions gagné la Coupe du Monde. J’adorais Mich’Du.
Mich’Du était une perle par son talent, son charisme et sa grande gentillesse. Comme toutes les perles, nous avions peur de la perdre. Il était un arrière qui faisait le bonheur de tout un stade. Après deux saisons, il partit pour Tours. J’en eus le cœur brisé et tant d’autres aussi. Avec mon père, nous comprenions qu’il aille jouer ailleurs, mais il nous manquait tant. Nous en parlions parfois, comme si l’on prenait des nouvelles d’un vieil ami. France Football nous tenait informés. Une ou deux fois, il revint avec sa nouvelle équipe jouer à Penvillers. Le voir dans un autre maillot que blanc et noir nous faisait tout bizarre, mais nous l’avions ovationné aussi fort que possible. Mich’Du fit aussi une saison en Division 1 dans le nord, à Valenciennes. Reste que les soirs de match sans lui n’avaient plus la même saveur. Castellan mettait moins de buts, Balducci roulait toujours dans les surfaces de réparation. Les saisons passèrent. Il y avait moins de folie, de grandes chevauchées. La grande tribune ne se levait plus guère. Jusqu’à ce jour de la fin du printemps 1981 quand une rumeur folle se répandit comme la poudre : Mich’Du revient !
Et Mich’Du revint en effet. Sans doute notre petite ville avait-elle gardé une place à part dans son cœur. Comme il en avait conservé une, très grande, dans le nôtre. Les longues courses sur le côté droit reprirent, comme avant. La saison, malheureusement, vira au désastre et le club termina dernier, plongeant en Division 3. Un grand moment, cependant, nous attendait encore : le graal, la Coupe du Monde en Espagne ! Car Mich’Du allait la jouer. Le Cameroun s’était qualifié pour la première fois de son histoire. Pour nous à Quimper, c’était à travers Mich’Du comme un honneur par procuration. C’était aussi le moment de lui dire au revoir car nous savions qu’il partirait, cette fois-ci définitivement, de l’autre côté de l’Atlantique, pour achever à Cleveland sa carrière de joueur. Un soir de juin 1982, nous le vîmes apparaître à la télévision au milieu des Lions Indomptables. Le Cameroun allait affronter le Pérou. Mon père et moi étions tellement émus. Combien n’avons-nous pas été sans doute, à Quimper, à nous dire, écrasant une petite larme : « Putain, Mich’Du ! ». Et à être si fier de le voir jouer, y compris contre l’Italie, le futur vainqueur de cette Coupe du Monde.
C’était il y a si longtemps. J’y repense parfois. Au Stade Quimpérois, à Penvillers et à Mich’Du. La légende s’écrivait sous mes yeux, belle et simple. Le football, c’est d’abord du bonheur. J’ai encore le frisson lorsque je repense à la clameur, à cette joie qui rassemblait et transportait. Il y a un an, assistant à Quimper à l’assemblée de l’association « Produit en Bretagne », j’avais un œil nostalgique pour le stade de Penvillers, de l’autre côté de la route. C’était un jour triste et gris. La grande tribune semblait à l’abandon, comme un grand vaisseau vide. La réunion finie, je m’étais faufilé par une porte entrouverte et j’étais allé à ma place dans la tribune populaire. Seul dans le stade, face à ce terrain sur lequel on ne joue plus guère, j’entendais le vent souffler en tempête. Il n’y a plus de grands soirs, plus de lumière, plus de Stade Quimpérois. La roue a tourné et la vie avec elle. J’étais resté longtemps, à la recherche de mes souvenirs et du monde d’avant. Personne ne m’avait chassé ni vu. C’est ce foot-là que j’ai tant aimé. Sans rien gagner, on pouvait être heureux et se prendre à rêver. Je l’ai tant fait. C’était Quimper, un maillot gwen ha du, une belle histoire.