Rangeant mes photos et souvenirs, j’ai retrouvé avec bonheur il y a peu un cliché de moi, hilare, entouré de dossiers empilés, multicolores et menaçant à l’évidence de s’effondrer. Cette photo aura 30 ans ce printemps. Elle a été prise dans le bureau que j’occupais à la Cour de Justice des Communautés européennes, comme on appelait alors la Cour, dressée sur le plateau de Kirchberg à Luxembourg. C’est un temps bien lointain désormais, lorsque les Communautés européennes ne comptaient que 12 Etats membres et que la Cour, au sein de laquelle j’avais obtenu un stage au retour de ma vie américaine, était une institution de taille modeste, où chacun connaissait chacun. Avec le recul, ce stage fut le stage de ma vie. Il s’étira sur l’année 1992, moment charnière pour l’Europe, puisque les processus de ratification du Traité de Maastricht avançaient et que les Communautés européennes deviendraient bientôt l’Union européenne. Pour le jeune juriste que j’étais, trois années après mon diplôme au Collège d’Europe, ce moment fut comme un Graal. J’avais étudié des centaines d’arrêts de la Cour, écrit une thèse de Master en droit social européen, exploré toutes les règles de procédure conduisant à Luxembourg, mais je n’avais jamais passé la porte de la Cour.
Je me revois encore, conduisant ma vieille 2 CV de Quimper au Grand-Duché, avec dans mon coffre une valise hors d’âge, quelques livres, une couette et un oreiller. C’était tout ce que je possédais. J’avais emmené avec moi aussi les notes prises à Bruges, des fois que, face à un possible et coupable trou de mémoire, il me faudrait revisiter la jurisprudence de la Cour à la hâte. La vérité est que je n’en eus jamais besoin. Ce n’est pas tant la jurisprudence qu’il me fallut travailler, mais l’analyse des jugements des tribunaux français dans le cadre des renvois préjudiciels. Et ces dossiers multicolores qui apparaissent sur la photo étaient de vieilles affaires remontant parfois jusqu’aux années 1960, portant le plus souvent sur la politique agricole commune, des histoires de blé ou de lait. Je devais m’y plonger, les relire, les classer, les expliquer au bénéfice des cabinets de juge et autres praticiens du droit qui, plus tard, viendraient les découvrir. Nous n’étions qu’une dizaine de stagiaires, regroupés au sein de la direction de la recherche et de la documentation de la Cour. Vite, je devins dans notre petit groupe « le roi des dec’nats » (décisions nationales), alignant les dossiers les uns après les autres, mû par une énergie que le travail, jour après jour, au contact des Juges, renforçait.
La Cour était studieuse, mais joyeuse et bon enfant aussi. Le plus impressionnant était de rencontrer les membres de la Cour, ces Juges et Avocats-Généraux prestigieux dont j’avais souvent lu les écrits à l’âge des études. Il n’était pas rare de les croiser et d’échanger avec eux. Je me souviens ainsi de moments partagés, parfois en tête à tête, avec les plus hautes sommités du droit européen. Je mesure la chance immense que cela fut pour moi. Il m’arrivait de temps en temps, lorsque les « dec’nats » se faisaient moins nombreuses, de me glisser tout au fond de l’une des salles de la Cour pour assister aux audiences. J’étais fasciné par l’interaction des Juges et des avocats, les questions, les réponses, imaginant la suite dans le huis-clos du délibéré. Je ressentais comme un émerveillement, mettant de la vie, des visages, des histoires sur l’expression souvent aride des arrêts que j’avais lus durant des années et lirais toujours longtemps après. Par un hasard de circonstances, je fis la connaissance du Président portugais du Tribunal de Première Instance, Jose Luis da Cruz Vilaça. Jose Luis est depuis devenu un ami cher, mon mentor en droit européen. Tout intimidé, je lui demandais, par-delà le droit, ce que c’était de juger. Ses réponses, ses analyses, son attention m’ont beaucoup marqué.
Le stage d’une vie, c’est au fond d’avoir pu apprendre en accéléré. Ce fut comme une révélation. J’avais étudié le droit pendant 8 ans à l’Université de Nantes, à Sciences-Po Paris et à Bruges, accumulant une connaissance académique formidable, mais fondamentalement abstraite aussi. Cette année passée à la Cour a mis une réalité derrière les manuels et la jurisprudence, une aventure humaine avant toute chose. La Cour de Justice, devenue désormais Cour de Justice de l’Union européenne, ne fonctionne pas en pilote automatique. Elle dépend d’abord de ces femmes et hommes de talent qui la composent et qui donnent vie et dynamisme à sa jurisprudence. Il y eut ainsi de grandes époques dans l’histoire de la Cour et parfois aussi des époques moins exaltantes. Le charisme, le courage, la volonté et une part de circonstances y ont contribué et le font toujours. Quand je rentrais dans une salle d’audience, je ne pouvais m’empêcher de penser, m’asseyant timidement au dernier rang, que c’était peut-être là, dans ces quelques mètres carrés, qu’était née la jurisprudence sur l’effet direct du droit européen ou celle sur sa primauté. Il y avait dans mon esprit et mon envie d’apprendre une galerie de textes et de portraits qui tapissaient ma découverte de la Cour.
On entend tant de choses sur les cours européennes, volontiers brocardées au nom de la sempiternelle critique du « gouvernement des juges » ou critiquées pour des jurisprudences forcément « ultra-libérales ». Je n’avais jamais adhéré un instant à cette critique et ce stage à Luxembourg ne fit que renforcer ma conviction sur l’apport fondamental des juges européens à l’aventure de l’intégration, loin de quelque complot que ce soit contre les Etats membres, les citoyens d’Europe ou la démocratie. En tenant son rôle, en interprétant comme elle le devait le droit européen, la Cour de Justice a écrit un grand bout de l’histoire de notre aventure commune, de notre communauté de destins, et elle continue de le faire. L’indépendance des juges est fondatrice, leur inventivité et leur professionnalisme aussi. Il ne leur appartient pas d’écrire la loi, mais de l’interpréter, de dire le droit, comme il le faut, justement, avec le recul que la matière juridictionnelle requiert, avec profondeur et prospective aussi. Aucune jurisprudence n’est réactive, épidermique, improvisée, impensée. Au contraire, chaque jurisprudence est construite, pesée et validée dans un délibéré dont seuls les juges connaitront l’histoire. Jamais davantage qu’à Luxembourg, je n’ai autant ressenti cela, aimé le droit, sa force et son apport à notre société.
Il m’est arrivé parfois de tenter d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si j’étais resté à Luxembourg. J’en avais envie, mais en cette année 1992, il y avait à la Cour trop de francophones et le souci, que je comprenais, était de restreindre le recrutement de juristes dont le français était la langue maternelle. J’en fus un peu victime. J’aurais aimé rester à la Cour, rejoindre comme référendaire le cabinet d’un juge. Ma vie aurait été certainement différente aujourd’hui. J’ai conservé de mon stage la conviction qu’il faut défendre la Cour et plus largement toutes les cours internationales. Dans mes années de député, longtemps après, je l’ai fait autant que j’ai pu. A la tribune de l’Assemblée nationale, dans l’Hémicycle de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, en sillonnant l’Europe et les universités. J’ai fait venir à l’Assemblée nationale mon ami Jose Luis da Cruz Vilaça et le Président de la Cour Koen Lenaerts, qui fut mon professeur de contentieux européen au Collège d’Europe. J’ai plaidé, comme député, la cause de la justice européenne, qu’elle soit celle de l’Union à Luxembourg ou celle de la Convention européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Je l’ai fait avec conviction quant au rôle fondamental du juge et à la complémentarité des ordres juridiques pour la construction de la paix par le droit.
Lorsque ma route passe par le Grand-Duché, je fais souvent le détour par le Kirchberg. La Cour d’il y a 30 ans a bien changé. Le Palais a fait peau neuve. Des tours immenses se dressent désormais dans un paysage auquel je trouvais à l’origine comme un esprit de village. Le temps a passé, mais l’idéal demeure et c’est cela, plus que tout, qui compte pour moi. J’ai gardé l’âme de la Cour. Je suis un stagiaire devenu quinquagénaire, heureux d’avoir eu cette chance immense de connaître la Cour de Justice de l’intérieur et d’avoir valorisé cette expérience dans la suite de mon parcours de vie. Je revois les visages amis, les copains d’alors, que je retrouve parfois du côté de Bruxelles, les bringues mémorables dans le Grund et autres lieux joyeux de Luxembourg – les juristes ne sont pas toujours austères – mon petit studio à la campagne, du côté de Septfontaines, parce que j’avais envie d’arbres, de champs et de vaches après mes deux années américaines et que je voulais respirer le soir face à la nature en pensant au droit. Il y eut dans ce stage une réelle dimension initiatique, une part d’humanité et de découverte restée unique dans mon souvenir. C’est à la Cour et à Luxembourg que j’ai pris toute la mesure de ma passion pour le droit et l’Europe, celle qui m’étreint toujours aujourd’hui.
Le stage de ma vie
Rangeant mes photos et souvenirs, j’ai retrouvé avec bonheur il y a peu un cliché de moi, hilare, entouré de dossiers empilés, multicolores et menaçant à l’évidence de s’effondrer. Cette photo aura 30 ans ce printemps. Elle a été prise dans le bureau que j’occupais à la Cour de Justice des Communautés européennes, comme on appelait alors la Cour, dressée sur le plateau de Kirchberg à Luxembourg. C’est un temps bien lointain désormais, lorsque les Communautés européennes ne comptaient que 12 Etats membres et que la Cour, au sein de laquelle j’avais obtenu un stage au retour de ma vie américaine, était une institution de taille modeste, où chacun connaissait chacun. Avec le recul, ce stage fut le stage de ma vie. Il s’étira sur l’année 1992, moment charnière pour l’Europe, puisque les processus de ratification du Traité de Maastricht avançaient et que les Communautés européennes deviendraient bientôt l’Union européenne. Pour le jeune juriste que j’étais, trois années après mon diplôme au Collège d’Europe, ce moment fut comme un Graal. J’avais étudié des centaines d’arrêts de la Cour, écrit une thèse de Master en droit social européen, exploré toutes les règles de procédure conduisant à Luxembourg, mais je n’avais jamais passé la porte de la Cour.
Je me revois encore, conduisant ma vieille 2 CV de Quimper au Grand-Duché, avec dans mon coffre une valise hors d’âge, quelques livres, une couette et un oreiller. C’était tout ce que je possédais. J’avais emmené avec moi aussi les notes prises à Bruges, des fois que, face à un possible et coupable trou de mémoire, il me faudrait revisiter la jurisprudence de la Cour à la hâte. La vérité est que je n’en eus jamais besoin. Ce n’est pas tant la jurisprudence qu’il me fallut travailler, mais l’analyse des jugements des tribunaux français dans le cadre des renvois préjudiciels. Et ces dossiers multicolores qui apparaissent sur la photo étaient de vieilles affaires remontant parfois jusqu’aux années 1960, portant le plus souvent sur la politique agricole commune, des histoires de blé ou de lait. Je devais m’y plonger, les relire, les classer, les expliquer au bénéfice des cabinets de juge et autres praticiens du droit qui, plus tard, viendraient les découvrir. Nous n’étions qu’une dizaine de stagiaires, regroupés au sein de la direction de la recherche et de la documentation de la Cour. Vite, je devins dans notre petit groupe « le roi des dec’nats » (décisions nationales), alignant les dossiers les uns après les autres, mû par une énergie que le travail, jour après jour, au contact des Juges, renforçait.
La Cour était studieuse, mais joyeuse et bon enfant aussi. Le plus impressionnant était de rencontrer les membres de la Cour, ces Juges et Avocats-Généraux prestigieux dont j’avais souvent lu les écrits à l’âge des études. Il n’était pas rare de les croiser et d’échanger avec eux. Je me souviens ainsi de moments partagés, parfois en tête à tête, avec les plus hautes sommités du droit européen. Je mesure la chance immense que cela fut pour moi. Il m’arrivait de temps en temps, lorsque les « dec’nats » se faisaient moins nombreuses, de me glisser tout au fond de l’une des salles de la Cour pour assister aux audiences. J’étais fasciné par l’interaction des Juges et des avocats, les questions, les réponses, imaginant la suite dans le huis-clos du délibéré. Je ressentais comme un émerveillement, mettant de la vie, des visages, des histoires sur l’expression souvent aride des arrêts que j’avais lus durant des années et lirais toujours longtemps après. Par un hasard de circonstances, je fis la connaissance du Président portugais du Tribunal de Première Instance, Jose Luis da Cruz Vilaça. Jose Luis est depuis devenu un ami cher, mon mentor en droit européen. Tout intimidé, je lui demandais, par-delà le droit, ce que c’était de juger. Ses réponses, ses analyses, son attention m’ont beaucoup marqué.
Le stage d’une vie, c’est au fond d’avoir pu apprendre en accéléré. Ce fut comme une révélation. J’avais étudié le droit pendant 8 ans à l’Université de Nantes, à Sciences-Po Paris et à Bruges, accumulant une connaissance académique formidable, mais fondamentalement abstraite aussi. Cette année passée à la Cour a mis une réalité derrière les manuels et la jurisprudence, une aventure humaine avant toute chose. La Cour de Justice, devenue désormais Cour de Justice de l’Union européenne, ne fonctionne pas en pilote automatique. Elle dépend d’abord de ces femmes et hommes de talent qui la composent et qui donnent vie et dynamisme à sa jurisprudence. Il y eut ainsi de grandes époques dans l’histoire de la Cour et parfois aussi des époques moins exaltantes. Le charisme, le courage, la volonté et une part de circonstances y ont contribué et le font toujours. Quand je rentrais dans une salle d’audience, je ne pouvais m’empêcher de penser, m’asseyant timidement au dernier rang, que c’était peut-être là, dans ces quelques mètres carrés, qu’était née la jurisprudence sur l’effet direct du droit européen ou celle sur sa primauté. Il y avait dans mon esprit et mon envie d’apprendre une galerie de textes et de portraits qui tapissaient ma découverte de la Cour.
On entend tant de choses sur les cours européennes, volontiers brocardées au nom de la sempiternelle critique du « gouvernement des juges » ou critiquées pour des jurisprudences forcément « ultra-libérales ». Je n’avais jamais adhéré un instant à cette critique et ce stage à Luxembourg ne fit que renforcer ma conviction sur l’apport fondamental des juges européens à l’aventure de l’intégration, loin de quelque complot que ce soit contre les Etats membres, les citoyens d’Europe ou la démocratie. En tenant son rôle, en interprétant comme elle le devait le droit européen, la Cour de Justice a écrit un grand bout de l’histoire de notre aventure commune, de notre communauté de destins, et elle continue de le faire. L’indépendance des juges est fondatrice, leur inventivité et leur professionnalisme aussi. Il ne leur appartient pas d’écrire la loi, mais de l’interpréter, de dire le droit, comme il le faut, justement, avec le recul que la matière juridictionnelle requiert, avec profondeur et prospective aussi. Aucune jurisprudence n’est réactive, épidermique, improvisée, impensée. Au contraire, chaque jurisprudence est construite, pesée et validée dans un délibéré dont seuls les juges connaitront l’histoire. Jamais davantage qu’à Luxembourg, je n’ai autant ressenti cela, aimé le droit, sa force et son apport à notre société.
Il m’est arrivé parfois de tenter d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si j’étais resté à Luxembourg. J’en avais envie, mais en cette année 1992, il y avait à la Cour trop de francophones et le souci, que je comprenais, était de restreindre le recrutement de juristes dont le français était la langue maternelle. J’en fus un peu victime. J’aurais aimé rester à la Cour, rejoindre comme référendaire le cabinet d’un juge. Ma vie aurait été certainement différente aujourd’hui. J’ai conservé de mon stage la conviction qu’il faut défendre la Cour et plus largement toutes les cours internationales. Dans mes années de député, longtemps après, je l’ai fait autant que j’ai pu. A la tribune de l’Assemblée nationale, dans l’Hémicycle de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, en sillonnant l’Europe et les universités. J’ai fait venir à l’Assemblée nationale mon ami Jose Luis da Cruz Vilaça et le Président de la Cour Koen Lenaerts, qui fut mon professeur de contentieux européen au Collège d’Europe. J’ai plaidé, comme député, la cause de la justice européenne, qu’elle soit celle de l’Union à Luxembourg ou celle de la Convention européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Je l’ai fait avec conviction quant au rôle fondamental du juge et à la complémentarité des ordres juridiques pour la construction de la paix par le droit.
Lorsque ma route passe par le Grand-Duché, je fais souvent le détour par le Kirchberg. La Cour d’il y a 30 ans a bien changé. Le Palais a fait peau neuve. Des tours immenses se dressent désormais dans un paysage auquel je trouvais à l’origine comme un esprit de village. Le temps a passé, mais l’idéal demeure et c’est cela, plus que tout, qui compte pour moi. J’ai gardé l’âme de la Cour. Je suis un stagiaire devenu quinquagénaire, heureux d’avoir eu cette chance immense de connaître la Cour de Justice de l’intérieur et d’avoir valorisé cette expérience dans la suite de mon parcours de vie. Je revois les visages amis, les copains d’alors, que je retrouve parfois du côté de Bruxelles, les bringues mémorables dans le Grund et autres lieux joyeux de Luxembourg – les juristes ne sont pas toujours austères – mon petit studio à la campagne, du côté de Septfontaines, parce que j’avais envie d’arbres, de champs et de vaches après mes deux années américaines et que je voulais respirer le soir face à la nature en pensant au droit. Il y eut dans ce stage une réelle dimension initiatique, une part d’humanité et de découverte restée unique dans mon souvenir. C’est à la Cour et à Luxembourg que j’ai pris toute la mesure de ma passion pour le droit et l’Europe, celle qui m’étreint toujours aujourd’hui.