Les quelques jours de vacances de l’Ascension nous ont conduits sur les hauteurs de l’Ardenne, puis vers le département de la Meuse, en France. Nous voulions trouver de la verdure, des champs, de l’espace pour courir et jouer. L’Ardenne nous est familière. L’an passé, lorsqu’il était interdit de sortir de Belgique durant des mois en raison de la pandémie, c’est là-bas que, par trois fois, nous étions partis. Et le gros coup de cœur ardennais qui est le mien depuis près de 30 ans était devenu celui de toute la famille. Près de Lierneux, où nous séjournions, il y a la ville de Bastogne et le Musée de la Bataille des Ardennes. Mes enfants avaient voulu le visiter. J’avais été heureux de faire cette visite, un peu inquiet aussi. Car la Bataille des Ardennes, entre décembre 1944 et janvier 1945, fut d’une terrible violence, laissant un nombre épouvantable de victimes, militaires et civiles. Comment serait-elle racontée ? Son récit, à travers l’histoire d’un enfant de 13 ans, Emile Mostade, fils d’un marchand de vélo, avait bouleversé mes enfants. Emile avait passé un mois caché dans une cave de Bastogne, sous un déluge de bombes et de feu. Ses parents n’avaient pas survécu. La ville et l’Ardenne libérées, il était parti seul à vélo voir la Mer du Nord, en souvenir de son papa disparu.
De retour à Lierneux un an après, nous sommes allés de nouveau à Bastogne. Besoin de retrouver Emile et son histoire, de l’écouter une seconde fois, de mieux comprendre aussi ce que fut cette bataille. Mes enfants ont 10, 8 et 7 ans. Ils grandissent dans la connaissance de l’histoire, celle que l’école leur enseigne, celle aussi que nous leur racontons, au fond la grande histoire et notre histoire à nous. La Seconde Guerre Mondiale a endeuillé notre famille comme des millions d’autres, la Guerre Civile espagnole aussi. Peu à peu, j’ai commencé à explorer avec eux ces bouts de vie si rudes, à la recherche des mots les plus justes, leur expliquant ce que ces tragédies furent pour les nôtres. Il y a la peine et aussi le sacrifice : se battre pour un idéal, la liberté, l’honneur d’un pays, au risque de la mort. Ce ne sont pas des choses simples à appréhender pour de petites vies et pourtant, à leur curiosité et à leur émotion, il faut pouvoir répondre. Je m’y efforce, comme l’an passé avec le souvenir de mon grand-oncle Henri Le Borgn’, jeune gendarme résistant, fusillé par la Gestapo. Une mémoire se dessine ainsi, nourrie par le récit, les témoignages, les visites. Et c’est ainsi que, glissant de l’Ardenne vers la Meuse ces derniers jours, l’idée d’aller sur les champs de bataille de la Grande Guerre est venue.
Mes enfants m’avaient accompagné à Verdun il y a 6 ans pour le centenaire de la Bataille. Cela fait longtemps et ils n’en ont guère de souvenir. Ils étaient si jeunes. De Bastogne à Verdun, il n’y a qu’une centaine de kilomètres. Nous avons visité le Mémorial. Ils y ont vu la malle de Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des Boutons, qu’ils avaient tant aimé. Louis Pergaud n’est jamais revenu de la Grande Guerre. Son corps n’a même jamais été retrouvé. Mon fils Marcos, touché par les livres d’enfance de Marcel Pagnol, sait aussi que c’est la Grande Guerre qui a pris à Marcel son ami des collines, Lili des Bellons. La Bataille de Verdun fut une abomination. Le Mémorial en livre l’histoire, mais aussi la fureur et le bruit. Ce vacarme est impressionnant. Il fait peur. De la terre retournée par les bombes, il reste aujourd’hui une forêt dense, au relief sculpté par les explosions. Nous avons marché sur les traces des villages martyrs. A Douaumont, au milieu des tombes, certains des noms que nous lisions étaient bretons. Le matin, j’avais raconté à mes enfants l’histoire du voisin de ma grand-mère, mutilé de Verdun, qui ne parlait plus et passait devant le monument aux morts de notre village breton, sur lequel figuraient les noms de ses amis, tombés au champ d’honneur, enterrés en Meuse ou disparus là-bas.
La guerre est une tragédie pour tous ceux qui tombent et pour tous ceux qui restent. Il faut vivre avec le souvenir, le chagrin, l’absence. Il faut affronter aussi la souffrance, l’injustice, la colère. Les témoignages écrits des soldats français, mais aussi allemands au Mémorial de Verdun sont bouleversants. Pourquoi suis-je venu au monde pour vivre cela, écrivait en allemand un soldat à sa mère, quelques jours avant de mourir. Les nationalismes et le militarisme fauchèrent une génération entière de jeunes Européens. Tous étaient venus de loin pour combattre avec bravoure et courage, mais dans la peur, l’effroi et l’incompréhension aussi. C’est dans la terre de Meuse que s’écrit aujourd’hui leur histoire pour l’éternité. J’ai emmené mes enfants, après Verdun, marcher dans le cimetière allemand de Viéville-sous-les-Côtes. Et le lendemain dans le cimetière américain de Romagne-sous-Montfaucon, la plus grande nécropole américaine en Europe. A Romagne-sous-Montfaucon, il y a plus de 14 000 tombes. Parmi elles, celles de 22 couples de frères, tombés en Argonne et enterrés l’un près de l’autre. Nous avons passé un moment dans le Visitor Center, découvrant avec émotion le témoignage des familles par les photos et les écrits.
Les chemins de mémoire sont nécessaires pour comprendre la tragédie de l’histoire et appréhender le monde qui vient. Il faut vouloir les emprunter pour transmettre une connaissance, un message, des valeurs et plus que tout un idéal de vie. La Grande Guerre devait être « la der des der ». Ce ne fut pas le cas, tragiquement. Le pire est toujours possible. Ce qui se passe en Ukraine depuis l’agression russe en février nous le rappelle tristement. Les bombes russes détruisent les villes et villages de l’est et du sud du pays. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes en 3 mois, des soldats, mais aussi des civils et près de 300 enfants. C’est chez nous, c’est en Europe, c’est en 2022. Des millions de personnes ont fui. A l’école de mes enfants à Bruxelles, de petits écoliers ukrainiens sont arrivés. Ils ont vécu l’enfer, laissant derrière eux leur vie, leurs familles, leurs amis, leur histoire, leurs souvenirs. Ils ne savent pas quand ils retrouveront leur pays, si même ils le retrouveront un jour, s’il existera encore. La guerre doit être gagnée. Et la paix doit l’être aussi. Rien n’est moins simple que de passer du silence tant espéré des armes à l’élaboration d’une histoire à nouveau commune. Il le faut pourtant. C’est la mémoire qui nous l’apprend, enfants d’aujourd’hui, adultes de demain, pour un autre monde, un monde meilleur.
Chemins de mémoire
Les quelques jours de vacances de l’Ascension nous ont conduits sur les hauteurs de l’Ardenne, puis vers le département de la Meuse, en France. Nous voulions trouver de la verdure, des champs, de l’espace pour courir et jouer. L’Ardenne nous est familière. L’an passé, lorsqu’il était interdit de sortir de Belgique durant des mois en raison de la pandémie, c’est là-bas que, par trois fois, nous étions partis. Et le gros coup de cœur ardennais qui est le mien depuis près de 30 ans était devenu celui de toute la famille. Près de Lierneux, où nous séjournions, il y a la ville de Bastogne et le Musée de la Bataille des Ardennes. Mes enfants avaient voulu le visiter. J’avais été heureux de faire cette visite, un peu inquiet aussi. Car la Bataille des Ardennes, entre décembre 1944 et janvier 1945, fut d’une terrible violence, laissant un nombre épouvantable de victimes, militaires et civiles. Comment serait-elle racontée ? Son récit, à travers l’histoire d’un enfant de 13 ans, Emile Mostade, fils d’un marchand de vélo, avait bouleversé mes enfants. Emile avait passé un mois caché dans une cave de Bastogne, sous un déluge de bombes et de feu. Ses parents n’avaient pas survécu. La ville et l’Ardenne libérées, il était parti seul à vélo voir la Mer du Nord, en souvenir de son papa disparu.
De retour à Lierneux un an après, nous sommes allés de nouveau à Bastogne. Besoin de retrouver Emile et son histoire, de l’écouter une seconde fois, de mieux comprendre aussi ce que fut cette bataille. Mes enfants ont 10, 8 et 7 ans. Ils grandissent dans la connaissance de l’histoire, celle que l’école leur enseigne, celle aussi que nous leur racontons, au fond la grande histoire et notre histoire à nous. La Seconde Guerre Mondiale a endeuillé notre famille comme des millions d’autres, la Guerre Civile espagnole aussi. Peu à peu, j’ai commencé à explorer avec eux ces bouts de vie si rudes, à la recherche des mots les plus justes, leur expliquant ce que ces tragédies furent pour les nôtres. Il y a la peine et aussi le sacrifice : se battre pour un idéal, la liberté, l’honneur d’un pays, au risque de la mort. Ce ne sont pas des choses simples à appréhender pour de petites vies et pourtant, à leur curiosité et à leur émotion, il faut pouvoir répondre. Je m’y efforce, comme l’an passé avec le souvenir de mon grand-oncle Henri Le Borgn’, jeune gendarme résistant, fusillé par la Gestapo. Une mémoire se dessine ainsi, nourrie par le récit, les témoignages, les visites. Et c’est ainsi que, glissant de l’Ardenne vers la Meuse ces derniers jours, l’idée d’aller sur les champs de bataille de la Grande Guerre est venue.
Mes enfants m’avaient accompagné à Verdun il y a 6 ans pour le centenaire de la Bataille. Cela fait longtemps et ils n’en ont guère de souvenir. Ils étaient si jeunes. De Bastogne à Verdun, il n’y a qu’une centaine de kilomètres. Nous avons visité le Mémorial. Ils y ont vu la malle de Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des Boutons, qu’ils avaient tant aimé. Louis Pergaud n’est jamais revenu de la Grande Guerre. Son corps n’a même jamais été retrouvé. Mon fils Marcos, touché par les livres d’enfance de Marcel Pagnol, sait aussi que c’est la Grande Guerre qui a pris à Marcel son ami des collines, Lili des Bellons. La Bataille de Verdun fut une abomination. Le Mémorial en livre l’histoire, mais aussi la fureur et le bruit. Ce vacarme est impressionnant. Il fait peur. De la terre retournée par les bombes, il reste aujourd’hui une forêt dense, au relief sculpté par les explosions. Nous avons marché sur les traces des villages martyrs. A Douaumont, au milieu des tombes, certains des noms que nous lisions étaient bretons. Le matin, j’avais raconté à mes enfants l’histoire du voisin de ma grand-mère, mutilé de Verdun, qui ne parlait plus et passait devant le monument aux morts de notre village breton, sur lequel figuraient les noms de ses amis, tombés au champ d’honneur, enterrés en Meuse ou disparus là-bas.
La guerre est une tragédie pour tous ceux qui tombent et pour tous ceux qui restent. Il faut vivre avec le souvenir, le chagrin, l’absence. Il faut affronter aussi la souffrance, l’injustice, la colère. Les témoignages écrits des soldats français, mais aussi allemands au Mémorial de Verdun sont bouleversants. Pourquoi suis-je venu au monde pour vivre cela, écrivait en allemand un soldat à sa mère, quelques jours avant de mourir. Les nationalismes et le militarisme fauchèrent une génération entière de jeunes Européens. Tous étaient venus de loin pour combattre avec bravoure et courage, mais dans la peur, l’effroi et l’incompréhension aussi. C’est dans la terre de Meuse que s’écrit aujourd’hui leur histoire pour l’éternité. J’ai emmené mes enfants, après Verdun, marcher dans le cimetière allemand de Viéville-sous-les-Côtes. Et le lendemain dans le cimetière américain de Romagne-sous-Montfaucon, la plus grande nécropole américaine en Europe. A Romagne-sous-Montfaucon, il y a plus de 14 000 tombes. Parmi elles, celles de 22 couples de frères, tombés en Argonne et enterrés l’un près de l’autre. Nous avons passé un moment dans le Visitor Center, découvrant avec émotion le témoignage des familles par les photos et les écrits.
Les chemins de mémoire sont nécessaires pour comprendre la tragédie de l’histoire et appréhender le monde qui vient. Il faut vouloir les emprunter pour transmettre une connaissance, un message, des valeurs et plus que tout un idéal de vie. La Grande Guerre devait être « la der des der ». Ce ne fut pas le cas, tragiquement. Le pire est toujours possible. Ce qui se passe en Ukraine depuis l’agression russe en février nous le rappelle tristement. Les bombes russes détruisent les villes et villages de l’est et du sud du pays. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes en 3 mois, des soldats, mais aussi des civils et près de 300 enfants. C’est chez nous, c’est en Europe, c’est en 2022. Des millions de personnes ont fui. A l’école de mes enfants à Bruxelles, de petits écoliers ukrainiens sont arrivés. Ils ont vécu l’enfer, laissant derrière eux leur vie, leurs familles, leurs amis, leur histoire, leurs souvenirs. Ils ne savent pas quand ils retrouveront leur pays, si même ils le retrouveront un jour, s’il existera encore. La guerre doit être gagnée. Et la paix doit l’être aussi. Rien n’est moins simple que de passer du silence tant espéré des armes à l’élaboration d’une histoire à nouveau commune. Il le faut pourtant. C’est la mémoire qui nous l’apprend, enfants d’aujourd’hui, adultes de demain, pour un autre monde, un monde meilleur.