Je suis un enfant des années 1970. J’ai le souvenir des petits transistors qui grésillaient. Il y en avait plusieurs chez nous. Je me souviens de l’un d’entre eux, tout orange, sur lequel mon père avait écouté en direct la finale de la Coupe du monde de football de 1974. Nous étions dans un parc à Tours. Il ne fallait pas le déranger. C’était juillet, j’avais 9 ans et ma sœur 7 ans. Ces petits transistors ont marqué mes premières années. On ne captait pas toujours bien la station de radio, les chansons ou les informations. Il fallait tendre l’oreille, jouer sur la mollette, parfois même déplier une petite antenne. J’aimais les transistors l’été lorsqu’ils donnaient les nouvelles de « la route du Tour ». Et souvent aussi l’état des bouchons sur une route dont on parlait tout le temps, mais que je ne connaissais pas : la Nationale 7. De temps en temps, chez l’une ou l’autre de mes grands-mères, je voyais à la télévision des images en noir et blanc de cette route. C’étaient de longues files de voitures, les unes après les autres, avançant au pas ou n’avançant pas du tout. Sur les toits, il y avait souvent des valises. Les gens roulaient vers les vacances et ils étaient nombreux. Pour nous, en Bretagne, c’était exotique. Ils allaient dans le Midi, une destination lointaine, vaguement incertaine pour moi, et que je devinais chaude.
C’est comme cela que la Nationale 7 est entrée dans ma vie, sans que jamais nous ne l’empruntions. Je ne suis allé sur la Nationale 7 que longtemps après, à l’âge adulte. Elle était désormais reléguée. Les vacanciers lui avaient préféré les autoroutes construites dans l’intervalle. J’ai emprunté la Nationale 7 sur quelques dizaines de kilomètres, jamais davantage. Il n’y avait plus de bouchons, mais les platanes étaient encore là, l’esprit des vacances aussi et la chanson de Trénet également. Ce devait être merveilleux de rouler vers le sud, de Paris vers Menton, ou vers Sète aussi. Et inversement tellement déprimant d’en revenir, vers le nord, les vacances finies. Jusqu’à hier, j’avais toujours roulé seul sur la Nationale 7. Je n’avais eu personne à qui confier cette émotion guère explicable, venue de si loin, de ces jeunes années et des souvenirs de nos petits transistors grésillant sous le soleil de l’été. Mais hier, revenant de Savoie avec ma famille, je me suis aperçu que nous étions tout près de la Nationale 7. Je n’y avais pas pensé plus tôt. Je l’ai prise et, peu à peu, j’ai commencé à partager ces images lointaines, à mesure que nous avancions entre les villages, les collines et les grands arbres. Pour mes enfants, arrachés aux DVD qui trompent la monotonie de l’autoroute, mes histoires étaient peut-être étranges.
J’avais retenu des chambres dans un petit motel à proximité de Pouilly-sur-Loire. Il s’appelle le Motel Les Broussailles. Je le recommande volontiers : confortable, accueillant et subtilement rénové. Où dîner ? A la réception du motel, il me fut proposé un petit relais à l’entrée de Pouilly. La nuit était tombée. Mes jeunes skieurs, du fond de la DS, criaient famine. Va pour le petit relais. Quelques kilomètres plus loin, dans l’obscurité, je vis apparaître une vieille station-service. Ce ne pouvait être là. Mais si, c’était bien là. Nous allions dîner dans l’une des stations mythiques de la Nationale 7, celle du kilomètre 200, là où l’on faisait le plein du réservoir, celui de l’estomac aussi, et où l’on pouvait également passer la nuit. La station-service a certes été restaurée, mais elle a conservé un charme délicieusement kitsch, depuis les serviettes assorties aux rideaux vichy rouges et blancs jusqu’aux murs tapissés de vieilles affiches automobiles et aux étagères garnies de vieux bidons d’huile de vidange et de voitures miniatures. Voilà comment, après avoir raconté la Bourgogne et la Loire un peu plus tôt, je me suis retrouvé, devant les assiettes de blanquette de veau, à expliquer ce qu’étaient Castrol, Mobil ou Champion. Je ne suis pas certain d’être apparu irrésistiblement moderne, mais suffisamment authentique malgré tout pour que mes enfants s’amusent de tous les souvenirs qui me revenaient en pagaille.
Le hasard fait bien les choses, finalement. Au relais Les 200 Bornes, nous étions servis. Qui se souvient de l’émission Les routiers sont sympa ? Il faut sans doute être à tout le moins quinquagénaire pour cela. Le signe était là, face à moi, à la table du restaurant, et j’ai encore la voix de Max Meynier à l’oreille. Il y avait aussi le panonceau bleu et rouge des relais Les Routiers. Mon père adorait ces restaurants des bords de route et je nous y vois encore avec lui, ma mère, ma sœur et moi, devant une table toujours garnie d’une nourriture solidement roborative. Je crois que c’est le côté populaire de ces restaurants qui lui plaisait. De tout cela aussi, j’ai raconté hier l’histoire à ma petite équipe. En y ajoutant les souvenirs de nuits passées dans d’improbables hôtels de sous-préfecture, Au Lion d’Or ou Le Cheval Blanc le plus souvent, avec les lits qui grinçaient, et les toilettes et les douches sur le palier. C’était réellement un autre temps, mais vous savez quoi, ai-je ajouté, c’était vraiment bien. J’ai la mémoire peuplée de ces images et je me suis retrouvé, à Pouilly, à partager ces émotions, juste parce que nous avions emprunté une route mythique et que la recommandation de notre hôtel nous avait conduit par chance dans un endroit qui l’incarnait mieux que tout.
La France est tellement plus belle le long des nationales et des départementales que depuis les aires et restaurants d’autoroute. Il faut oser sortir de ces autoroutes, accepter d’aller moins vite, choisir de prendre le temps et – acte d’autorité doucement exercé – décréter que les tablettes et autres écrans ne sont définitivement pas compatibles avec les chemins de traverse. Il faut prendre le temps d’admirer la France et l’aimer comme elle vient, dans la diversité des paysages et des saisons. L’an passé, au retour des montagnes, nous étions allés à Vézelay, par les petites routes vallonnées du Morvan, vers cette colline éternelle qui m’émeut chaque fois davantage et rapproche tellement de Dieu. Nous avions cherché aussi les lieux de tournage de La Grande Vadrouille, car il ne faut pas oublier que le rire fait partie de notre patrimoine (et qu’il transcende les générations). Cette année, c’était la Loire d’avant les châteaux, le fleuve encore sauvage venu du Massif central, glissant entre les vignobles, les îles, les champs et les bois vers la mer encore lointaine. Et demain, dans quelques mois, l’années prochaine ? Nul ne le sait encore. J’essaierai de trouver. Cluny peut-être, Solutré, Bibracte, le Mont Beuvray. Une chose est sûre : nous recroiserons la Nationale 7 et l’emprunterons à nouveau avec bonheur.
Nationale 7
Je suis un enfant des années 1970. J’ai le souvenir des petits transistors qui grésillaient. Il y en avait plusieurs chez nous. Je me souviens de l’un d’entre eux, tout orange, sur lequel mon père avait écouté en direct la finale de la Coupe du monde de football de 1974. Nous étions dans un parc à Tours. Il ne fallait pas le déranger. C’était juillet, j’avais 9 ans et ma sœur 7 ans. Ces petits transistors ont marqué mes premières années. On ne captait pas toujours bien la station de radio, les chansons ou les informations. Il fallait tendre l’oreille, jouer sur la mollette, parfois même déplier une petite antenne. J’aimais les transistors l’été lorsqu’ils donnaient les nouvelles de « la route du Tour ». Et souvent aussi l’état des bouchons sur une route dont on parlait tout le temps, mais que je ne connaissais pas : la Nationale 7. De temps en temps, chez l’une ou l’autre de mes grands-mères, je voyais à la télévision des images en noir et blanc de cette route. C’étaient de longues files de voitures, les unes après les autres, avançant au pas ou n’avançant pas du tout. Sur les toits, il y avait souvent des valises. Les gens roulaient vers les vacances et ils étaient nombreux. Pour nous, en Bretagne, c’était exotique. Ils allaient dans le Midi, une destination lointaine, vaguement incertaine pour moi, et que je devinais chaude.
C’est comme cela que la Nationale 7 est entrée dans ma vie, sans que jamais nous ne l’empruntions. Je ne suis allé sur la Nationale 7 que longtemps après, à l’âge adulte. Elle était désormais reléguée. Les vacanciers lui avaient préféré les autoroutes construites dans l’intervalle. J’ai emprunté la Nationale 7 sur quelques dizaines de kilomètres, jamais davantage. Il n’y avait plus de bouchons, mais les platanes étaient encore là, l’esprit des vacances aussi et la chanson de Trénet également. Ce devait être merveilleux de rouler vers le sud, de Paris vers Menton, ou vers Sète aussi. Et inversement tellement déprimant d’en revenir, vers le nord, les vacances finies. Jusqu’à hier, j’avais toujours roulé seul sur la Nationale 7. Je n’avais eu personne à qui confier cette émotion guère explicable, venue de si loin, de ces jeunes années et des souvenirs de nos petits transistors grésillant sous le soleil de l’été. Mais hier, revenant de Savoie avec ma famille, je me suis aperçu que nous étions tout près de la Nationale 7. Je n’y avais pas pensé plus tôt. Je l’ai prise et, peu à peu, j’ai commencé à partager ces images lointaines, à mesure que nous avancions entre les villages, les collines et les grands arbres. Pour mes enfants, arrachés aux DVD qui trompent la monotonie de l’autoroute, mes histoires étaient peut-être étranges.
J’avais retenu des chambres dans un petit motel à proximité de Pouilly-sur-Loire. Il s’appelle le Motel Les Broussailles. Je le recommande volontiers : confortable, accueillant et subtilement rénové. Où dîner ? A la réception du motel, il me fut proposé un petit relais à l’entrée de Pouilly. La nuit était tombée. Mes jeunes skieurs, du fond de la DS, criaient famine. Va pour le petit relais. Quelques kilomètres plus loin, dans l’obscurité, je vis apparaître une vieille station-service. Ce ne pouvait être là. Mais si, c’était bien là. Nous allions dîner dans l’une des stations mythiques de la Nationale 7, celle du kilomètre 200, là où l’on faisait le plein du réservoir, celui de l’estomac aussi, et où l’on pouvait également passer la nuit. La station-service a certes été restaurée, mais elle a conservé un charme délicieusement kitsch, depuis les serviettes assorties aux rideaux vichy rouges et blancs jusqu’aux murs tapissés de vieilles affiches automobiles et aux étagères garnies de vieux bidons d’huile de vidange et de voitures miniatures. Voilà comment, après avoir raconté la Bourgogne et la Loire un peu plus tôt, je me suis retrouvé, devant les assiettes de blanquette de veau, à expliquer ce qu’étaient Castrol, Mobil ou Champion. Je ne suis pas certain d’être apparu irrésistiblement moderne, mais suffisamment authentique malgré tout pour que mes enfants s’amusent de tous les souvenirs qui me revenaient en pagaille.
Le hasard fait bien les choses, finalement. Au relais Les 200 Bornes, nous étions servis. Qui se souvient de l’émission Les routiers sont sympa ? Il faut sans doute être à tout le moins quinquagénaire pour cela. Le signe était là, face à moi, à la table du restaurant, et j’ai encore la voix de Max Meynier à l’oreille. Il y avait aussi le panonceau bleu et rouge des relais Les Routiers. Mon père adorait ces restaurants des bords de route et je nous y vois encore avec lui, ma mère, ma sœur et moi, devant une table toujours garnie d’une nourriture solidement roborative. Je crois que c’est le côté populaire de ces restaurants qui lui plaisait. De tout cela aussi, j’ai raconté hier l’histoire à ma petite équipe. En y ajoutant les souvenirs de nuits passées dans d’improbables hôtels de sous-préfecture, Au Lion d’Or ou Le Cheval Blanc le plus souvent, avec les lits qui grinçaient, et les toilettes et les douches sur le palier. C’était réellement un autre temps, mais vous savez quoi, ai-je ajouté, c’était vraiment bien. J’ai la mémoire peuplée de ces images et je me suis retrouvé, à Pouilly, à partager ces émotions, juste parce que nous avions emprunté une route mythique et que la recommandation de notre hôtel nous avait conduit par chance dans un endroit qui l’incarnait mieux que tout.
La France est tellement plus belle le long des nationales et des départementales que depuis les aires et restaurants d’autoroute. Il faut oser sortir de ces autoroutes, accepter d’aller moins vite, choisir de prendre le temps et – acte d’autorité doucement exercé – décréter que les tablettes et autres écrans ne sont définitivement pas compatibles avec les chemins de traverse. Il faut prendre le temps d’admirer la France et l’aimer comme elle vient, dans la diversité des paysages et des saisons. L’an passé, au retour des montagnes, nous étions allés à Vézelay, par les petites routes vallonnées du Morvan, vers cette colline éternelle qui m’émeut chaque fois davantage et rapproche tellement de Dieu. Nous avions cherché aussi les lieux de tournage de La Grande Vadrouille, car il ne faut pas oublier que le rire fait partie de notre patrimoine (et qu’il transcende les générations). Cette année, c’était la Loire d’avant les châteaux, le fleuve encore sauvage venu du Massif central, glissant entre les vignobles, les îles, les champs et les bois vers la mer encore lointaine. Et demain, dans quelques mois, l’années prochaine ? Nul ne le sait encore. J’essaierai de trouver. Cluny peut-être, Solutré, Bibracte, le Mont Beuvray. Une chose est sûre : nous recroiserons la Nationale 7 et l’emprunterons à nouveau avec bonheur.