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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Une leçon de vie

Avec ma grand-mère à l’Ile-Tudy au mois de mai 1995

Tous les 12 février, j’ai une pensée pour ma grand-mère. Longtemps, je lui ai souhaité son anniversaire ce jour-là. Et je ne le fais plus depuis 10 ans désormais. Ma grand-mère aurait eu 107 ans ce samedi. Cet âge m’impressionne. Toute sa vie, j’avais vu ma grand-mère comme jeune, même lorsque, dans ses dernières années, ses forces peu à peu venaient à manquer. Sans doute y avait-il l’état civil et sa réalité, et puis l’état d’esprit. Ma grand-mère avait en elle comme une jeunesse éternelle, malgré les misères du destin qui ne l’avaient pas épargnée. Aussi loin que je puisse me souvenir, c’est son sourire que je retrouve. Tellement d’ailleurs, que dans mes rêves d’enfant devenu grand, ce sourire revient toujours. Je crois qu’il est en moi à jamais. Je mesure, avec le recul du temps qui passe et son absence désormais, la chance que j’ai eu de vivre auprès d’elle plus de 40 années de ma vie. Ma grand-mère savait regarder la vie du bon côté, donner envie de découvrir, d’apprendre, de partager. Avec ses mots, doux et simples, elle a ancré en moi des envies de conquête, une volonté d’aller de l’avant, d’agir, de ne jamais renoncer ni baisser les bras. Il y avait en elle une absolue bonté d’âme, une sincérité sans limite. Je chéris ces moments d’enfance plus que tout.

C’est l’histoire d’une petit fille bigoudène, née dans les premiers mois de la Grande Guerre, dans une famille très modeste. Une petite ferme, quelques animaux et les terres des autres à cultiver. Alors que venait l’adolescence, sa maman décéda. Il y avait l’école, le certificat d’étude et la vie à construire. Elle rencontra mon grand-père au cœur des années 1930, cette décennie d’espoirs, leurs espoirs, ceux du Front Populaire, celle du péril de la guerre aussi, cette guerre qui viendrait. Mon grand-père était cheminot à la gare de Pont l’Abbé. Mon oncle naquit, puis ma mère. Six mois après, la mobilisation appela mon grand-père comme tant d’autres jeunes Français sur les frontières de l’est. Et un an après, lors de la percée allemande le long de la Meuse, dans le premier village belge, il perdit la vie, comme les autres hommes de la petite équipe qu’il dirigeait, cheminots finistériens comme lui. De cette histoire, je ne connais que des bribes. Ma grand-mère en parlait peu. Trop de peine, malgré les décennies. Je n’ai jamais osé tout lui demander. Et j’ai toujours aussi mal lorsque j’imagine ou essaie d’imaginer ce que fut sa vie, celle de ma mère, celle de mon oncle durant les 5 années qui suivirent. Veuve de guerre à 25 ans, avec deux enfants de deux ans et d’un an.

A la Libération, la couturière, la vendeuse, l’employée de maison qu’elle avait été devint cheminote. Comme mon grand-père l’avait été avant elle et parce qu’il l’avait été. Ce fut l’honneur de la France et de la nouvelle SNCF de ne pas oublier les veuves et familles des cheminots tombés au champ d’honneur. Le nouveau métier de ma grand-mère était celui de garde-barrière. Elle l’exerça jusqu’à la retraite. Deux passages à niveau sur quelque 25 années d’express et de michelines le long de la voie Quimper-Brest. Deux maisonnettes aussi, dont la dernière, à Quimerc’h, est ma maison d’enfance. J’y ai passé tant de temps dans mes premières années avec elle. Les murs vibraient quand passaient les trains. Il y avait une ferme à côté. Nous allions y chercher une poule, le lait, le beurre. Je donnais la main à ma grand-mère. Derrière la maisonnette, il y avait un champ tout en pente. Je le parcourais en courant pour me jeter dans ses bras. Ses bras étaient toujours ouverts. Un fourneau nous tenait chaud. Parfois, les cheminots réparant la voie s’arrêtaient. Ma grand-mère les accueillait avec un verre, un café, un gâteau. La conversation s’engageait, en breton pour que je ne comprenne pas. Et il m’arrivait malgré tout de comprendre, car les rires et les expressions faisaient apprendre bien vite.

Un jour, longtemps après, alors qu’elle vivait à la retraite à Quimper, j’avais demandé à ma grand-mère pourquoi elle avait en elle tant de bonté. Elle m’avait répondu, mi-amusée, mi-grave, qu’elle n’avait pas eu de chance avec les hommes et que son amour finalement, elle avait décidé de le donner à ses enfants et petits-enfants. Elle avait rencontré, puis épousé un merveilleux homme belge, que le hasard du destin avait mis sur son chemin outre-Quiévrain, là où mon grand-père avait perdu la vie. Comme l’une de ses amies, veuve de guerre comme elle. Son mari était venu vivre dans notre petit coin du Finistère avec elle, ma mère et son frère. Il était ouvrier. La maladie, malheureusement, l’emporta trop vite. Il était resté de cette belle et cruelle histoire à ma grand-mère une affection sans limite pour la Belgique et une solide connaissance de la cuisine belge. Elle préparait ainsi des boulettes totalement exotiques pour Quimper. La recette, absolument pas bigoudène, venait de quelque part entre Dinant et Couvin. Le secret était bien gardé, trop bien d’ailleurs, car après 30 ans en Belgique, je ne parviens toujours pas à retrouver la saveur du plat. Cela sentait si bon que la bonne odeur passait la porte de l’appartement pour envahir tout le hall de son immeuble. On savait quand elle cuisinait, divinement d’ailleurs. Elle aurait dû ouvrir un restaurant, belgo-breton bien sûr.

C’est quoi, être jeune d’esprit ? C’est vivre, défier les habitudes, ignorer les conservatismes. A près de 70 ans, ma grand-mère et ses copines avaient commencé à faire du camping sauvage. Elles reprenaient en août le petit verger de Loctudy dans lequel nous plantions chaque été en juillet notre tente. Elles dormaient sous la toile, allaient chercher leur eau avec des bidons de 20 litres à un bien lointain robinet. Elles couraient les maisons de vacances de la SNCF à travers toute la France. Ce sont ces maisons de vacances et la lecture assidue de La Vie du Rail qui avaient amené ma grand-mère à prendre sa carte à la CGT. Ses amies, comme elle, avaient connu des misères de vie. Elles partageaient la même volonté de profiter du temps qui restait. Parfois, elles sortaient le whisky, la petite flute de champagne et même, caché au fond du buffet, un petit paquet de cigarettes, pour fumer presque en cachette. En avril 1988, je les avais mises dans ma Renault 5, direction Roscoff, la Brittany Ferries et l’Angleterre. Quatre jours entre les fish and chips et les bed and breakfasts. J’ai en mémoire ce moment quand ma grand-mère entendit à la BBC une émission en langue cornouaillaise. C’est du breton, m’avait-elle dit. Pas complètement, mais avec un petit truc en commun quand même.

J’ai eu la chance d’être aimé par ma grand-mère, d’avoir tissé avec elle et désormais son souvenir un lien qui demeure. Elle a accompagné les étapes de ma vie. Elle était venue avec moi à l’université de Nantes, « fi ru » aurait-elle dit en breton, pour la remise de ma licence en droit. A ses petits-enfants, elle offrait leur première machine à laver, comme une entrée initiatique dans l’âge adulte. Lorsque j’étais étudiant, loin de Quimper, ou vivais à Los Angeles, encore plus loin, elle m’écrivait de temps à autre une lettre. Elle me parlait d’elle, de ses copines, de la famille. Puis venait un passage plus personnel, entre conseils et confidence. J’ai gardé tous ces courriers. Et notamment l’un qui m’a tant marqué. Il était consacré au Sida. Ma grand-mère allait alors sur ses 80 ans. Elle m’encourageait à me munir certes de préservatifs, mais surtout de ne renoncer à rien. Cette modernité-là, pour une femme née au début du siècle dans une région marquée de tant de conservatisme social et religieux, était totalement ébouriffante. C’était tout cela, ma grand-mère, une infinie bonté, une simplicité et une gentillesse qui ont construit mon histoire. Savoir tendre la main, transmettre, écouter, encourager est le plus précieux leg qu’elle m’ait laissé.

Un après-midi de mai, il y a 10 ans, vint le moment de lui dire adieu. Tant bien que mal, j’avais ramassé mes souvenirs dans un petit texte à lire à l’assemblée des siens. C’était dur, mon oncle nous avait quitté quelques semaines auparavant. Elle avait insisté pour qu’après, nous allions prendre un petit quelque chose et que surtout, on boive du bon vin. Au moment de préparer mon petit texte, je m’étais souvenu d’un passage de Pagnol dans Naïs. Il disait ceci : « Un jour, un voisin, qui était très gentil, m’a dit : « Oh, le joli petit bossu ! ». J’ai demandé à ma grand-mère : « Qu’est-ce que c’est un bossu ? » Alors, elle m’a chanté une vielle chanson. Je ne me rappelle pas la musique, mais les paroles, çà disait comme çà : un rêve m’a dit une chose étrange, un secret de Dieu qu’on n’a jamais su, les petits bossus sont de petits anges, qui cachent leurs ailes sous leurs pardessus. Voilà le secret des petits bossus…Les grands-mères, Madame Rostaing, c’est comme le mimosa, c’est doux et c’est frais, mais c’est fragile. Un matin, elle n’était plus là. Une bosse et une grand-mère, çà va très bien, on peut chanter. Mais un petit bossu qui a perdu sa grand-mère, c’est un bossu tout court ». Ce passage parlait tant à mon cœur. Il continue de le faire. Il reste les souvenirs, le message, un regard sur la vie, un sourire qui ne me quitteront jamais.

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Un moment social-démocrate

Dans une centaine de jours aura lieu l’élection présidentielle. En l’attente de la candidature du Président de la République, ses challengers s’échauffent. Avec plus ou moins de bonheur, à droite comme à gauche. Pour certains, c’est à gauche toute qu’il faut aller, pour les autres c’est à l’inverse vers la droite et ses extrêmes qu’il faut tendre. J’ai regardé hier le replay du débat sur C8 entre Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon (… ou Maurras et Bolivar). Je l’ai trouvé consternant. D’un côté, il était question de virer les étrangers, de l’autre de purger la police nationale. Les invectives fusaient. De propos constructifs, il n’était point question. Comme si l’élection présidentielle devait se résumer à un combat de grandes gueules, le verbe haut et l’insulte facile érigés en cache-sexe de la vacuité des programmes et des idées. Le débat public n’est pas un spectacle. La politique crève des promesses non-chiffrées et autres postures idéologiques érigées en totems, comme s’il n’existait rien finalement au-delà des tracts, des tweets et des slogans. Et, plus encore, comme si notre pays, l’Europe et le monde ne traversaient pas depuis deux ans une pandémie terrible, cause de millions de décès, et une crise économique abyssale inégalée par sa gravité depuis un siècle.

J’écris ces lignes en citoyen, en ancien parlementaire que la passion de la politique et de la chose publique n’a jamais lâché. Il y a quelques années, l’idée que la gauche et la droite étaient des repères dépassés avait le vent en poupe. Je ne l’ai jamais partagée. Toute mon histoire personnelle s’inscrit à gauche, dans une gauche désireuse de réformes, de progrès réels, de résultats tangibles et partagés, loin de toute incantation et logique protestataire. Sur le spectre politique qui s’étend de la gauche à la droite, je me situe au centre-gauche, attaché à la redistribution, à la recherche concrète de la justice sociale et à la lutte à la racine contre les inégalités, attaché aussi à une société de liberté et de responsabilité, qui valorise le travail, l’initiative et l’entreprise. Je n’ai jamais été sujet à une influence marxiste, je n’ai à l’égard de l’économie de marché aucune forme de prévention. Au contraire, je défends le marché comme le moyen de mettre l’économie en mouvement, de promouvoir la prise de risque, de créer de la valeur qui, tout au bout, bénéficie à tous. Et j’ai foi en le projet européen, en la construction d’un espace unique de libre circulation et de mobilité, parce que cette liberté-là est pour nous tous un progrès immense, un progrès de tous les jours aussi.

Je suis un social-démocrate européen. Je ne vitupère pas contre « le néo-libéralisme » ou « l’ultra-libéralisme », expressions aussi vaines que creuses. Si le libéralisme prévalait, jamais le « quoi qu’il en coûte » n’aurait été mis en place, au prix d’un effort national et européen d’une magnitude totalement inimaginable il y a deux ans encore. Nous vivons depuis lors un moment social-démocrate, où toutes les ressources de la puissance publique, depuis le local jusqu’à l’Europe, ont été mobilisées décisivement dans une situation de calamité absolue. Tout cela, c’est l’inverse du laissez-faire. La puissance publique a placé l’économie sous perfusion et elle a eu raison de le faire, relâchant toutes les disciplines anciennes, inventant de nouvelles solidarités, empruntant, luttant pied à pied, par la coopération européenne et nationale, pour sauver les vies, les emplois, les investissements, les entreprises et notre avenir commun. En 2021, grâce à cet effort, dopant la consommation et les investissements, la croissance a dépassé les 7% en France, effaçant le recul de 2020, et le chômage a baissé de plus de 12%. Cette réalité-là est indiscutable et elle est la conséquence de choix politiques assumés, revendiqués, pris dans la tempête, au moment où il fallait fermement tenir le manche.

L’histoire de la social-démocratie est celle du combat pour la justice sociale. Or, la plus grande des injustices sociales, c’est de ne pas avoir d’emploi. Et sans emploi, il n’y a guère d’avenir. La formation et l’apprentissage sont essentiels pour l’employabilité, celle des jeunes bien sûr, mais des moins jeunes aussi, tout au long de la vie et en particulier en fin de parcours professionnel. Les défis qui se posent à nous, en particulier l’urgence des transitions écologiques et digitales, requièrent, non de travailler moins, de produire moins, de chercher moins, d’inventer moins, mais au contraire de travailler plus, plus nombreux et, pour ceux qui le souhaitent, plus longtemps. Il faut pour cela poursuivre la réduction du coût du travail engagée depuis le précédent quinquennat et rendre les embauches plus faciles. L’objectif de plein emploi doit être atteint. Il est impératif de renverser le mouvement de désindustrialisation qui a frappé notre pays depuis une trentaine d’années, saignant des villes et des régions, condamnant des générations à la désespérance. La valorisation du travail est au cœur de cette réindustrialisation, vers les métiers, les biens et les services d’avenir, dans une logique souveraine, pour réduire notre dépendance extérieure et notamment à l’Asie exposée par la pandémie.  

La question salariale sera au cœur de l’élection présidentielle. Elle est inhérente à l’histoire social-démocrate. La précarité et l’insécurité sociale ne peuvent être les angles morts de l’objectif de plein emploi. Un compromis salarial est nécessaire entre employeurs et organisations syndicales, qui reconnaisse l’effort des uns et des autres et partage entre eux les fruits de la croissance. L’objectif de plein emploi est in fine un atout pour la question salariale. Comme il l’est aussi pour les mécanismes de redistributions et leur pérennité, ceux-là même qui ont contribué décisivement à atténuer le pire de la crise, car plus de valeur créée, plus d’activités, c’est aussi davantage de recettes fiscales et de cotisations sociales pour les financer, pour investir dans les services publics et pour désendetter notre pays, ce qu’il faudra amorcer dès la sortie de crise. C’est par la croissance, par la reconnaissance du rôle central de l’économie, que nous nous en sortirons. Cette volonté-là est celle de la gauche qui m’est chère, celle également d’autres courants de pensée qui, sur le spectre politique, feront le choix de travailler ensemble. Je le souhaite, dans le respect de l’identité de chacun, sans que ce dépassement nécessaire n’entraine l’effacement d’aucune histoire, ni projet.

Voilà l’enjeu, autant celui des prochaines semaines que celui des cinq années à venir. Il ne faut pas fuir l’économie, par renoncement ou fatalité, comme s’il n’y avait plus rien à faire, qu’elle nous dominait ou, à l’inverse, qu’elle n’existait pas, comme si le débat public et présidentiel devait désormais se jouer sur les obsessions identitaires ou le communautarisme, les clichés ou les scandales, les coups d’éclat ou les coups de gueule. Rien ne serait pire que pareil scénario. Ce n’est pas davantage dans la « cancel culture ou la multiplication péremptoire d’interdits, ici ou là, qu’il faut préparer l’avenir. L’espace politique dans lequel je me reconnais, cette social-démocratie européenne juste et engagée, doit être entendu, représenté et porté. Il doit l’être loin des agitations vaines, des divisions, dans un large rassemblement progressiste, au service de notre pays et de son avenir. Nous vivons une époque redoutable, tragique même, ce que les anglo-saxons appellent un « defining moment », qui requiert plus que jamais un débat sain, des enjeux clairement exposés, le souci du dépassement et la ferme volonté d’agir ensemble. J’espère de tout cœur que le rendez-vous électoral du printemps nous offrira ce moment. Il le faut. Notre pays, la France, en a besoin. Et nous, Français, aussi.

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La caisse, le Kärcher et les emmerdements

Il m’arrive parfois de me sentir très vieux. Ou d’une autre époque, ce qui est une manière un peu plus rassurante de ressentir les choses. Mes premiers souvenirs politiques, mes premières émotions devant le débat public aussi, remontent aux années 1970, au sortir des Trente Glorieuses, lorsque s’affrontaient la gauche et la droite dans un combat souvent manichéen, marqué de clivages et d’oppositions rudes, mais jamais trivial ou vulgaire. Mon cœur battait pour François Mitterrand et peu à peu, l’âge des études venant, la pensée de Michel Rocard et son regard sur la transformation de la société m’influenceraient profondément, et ce jusqu’à ce jour. En face, il y avait Valéry Giscard d’Estaing. Je le percevais comme un adversaire, mais je le respectais aussi. A la fois pour son intelligence et également pour la fonction qu’il exerçait. Les débats étaient certes tendus, rudes et parfois même empreints d’une certaine cruauté dans la joute – on se souviendra du « monopole du cœur » ou de « l’homme du passif » – mais ils étaient toujours de haute tenue, jamais médiocres ou relâchés dans l’expression. En clair, il n’aurait pas été question alors de faire procès à quelq’un d’avoir « cramé la caisse », de « ressortir le Kärcher de la cave » ou de vouloir « emmerder » certains.

Toute ressemblance avec des propos récents n’est ici aucunement fortuite. Et je ne suis pas non plus très objectif, moi dont les préférences vont au Président de la République. J’écris cependant ce petit billet pour regretter que le débat public et plus encore électoral s’affaisse ainsi. Y a-t-il une fatalité à devoir s’exprimer de telle manière, sans doute pour faire le buzz – et cela marche – au risque que l’expression des convictions et in fine le fond de la pensée disparaissent derrière la forme ? Je veux croire que non. Nous vivons tellement plus qu’auparavant à l’ère de l’instantané, des réseaux sociaux, des chaînes TV d’information en continu, où un bon mot, une formule, une phrase un peu enlevée susciteront des dizaines de milliers de commentaires outrés ou laudateurs. Mais qu’en restera-t-il cependant, une fois effacée l’écume des réactions et de l’émotion ? Pas grand-chose. Aura-t-on, citoyens, électeurs, compris durablement ce que veut, pense et propose celle ou celui qu’une formule aura mis momentanément au centre de l’attention ? Je ne le pense pas. C’est précisément cela qu’il faut regretter et, quelque part aussi, déplorer. Au risque d’apparaître vieux jeu, n’est-il pas nécessaire de vouloir convaincre, d’expliquer et d’entendre ? C’est ce que j’espère.

Il nous arrive à tous de parler cash, certains sans doute plus que d’autres. Je n’en suis pas exempt à titre personnel. Parler cash n’est pas choquant, c’est même utile. Mais parler cash, ce doit aussi être parler juste. Une expression sera d’autant plus forte qu’elle sonnera authentique. Ce n’est pas toujours le cas et c’est ce qui sépare souvent le parler cash du parler vrai. L’unité de la parole est une chose importante, essentielle même dans le débat public. On ne peut être tour à tour direct ou lointain, intello ou techno, raffiné ou argotique. Ce sont autant de directions différentes vers lesquelles le choix des mots renvoie et qui finissent par brouiller le message, son contenu, l’image même de celle ou celui qui multiplie ces changements de pied et tout au bout sa crédibilité. A l’inverse de cela, une femme d’Etat comme Angela Merkel a construit ses succès politiques et électoraux, sa longévité et son lien avec le peuple allemand par la sobriété de son expression et l’unité de celle-ci. L’exemple d’Angela Merkel m’impressionne, comme également, il y a quelques décennies désormais, l’attention toute particulière que Pierre Mendès France accordait à ses prises de parole, aux responsabilités, puis dans sa longue période d’opposition, soucieux de nuance et désireux toujours de convaincre.

J’ai assez pratiqué les campagnes électorales pour savoir qu’il y a des hauts et des bas, que certains moments sont meilleurs que d’autres. Je m’inquiète cependant du bruit de fond. Souvent aussi, l’écart entre les propos de campagne et l’expression dans l’exercice des responsabilités, une fois l’élection gagnée, fait mal à la vie publique. C’est là également que l’unité de la parole est précieuse, pour ne pas décevoir bien sûr, mais avant tout pour entrainer, mobiliser, emmener. Il y a dans le débat public et la vie démocratique une réelle noblesse, qu’il faut retrouver, avec le souci d’exposer les différences, les envies, les rêves, avec respect et bienveillance. Cette noblesse-là n’a pas disparu. Il n’en tient qu’aux candidats, à nous aussi, qu’elle revive pour le bien-même de l’action publique et la vitalité de la démocratie. L’hystérisation du débat ne construit pas une société apaisée, pas plus qu’elle ne conduit à l’acceptabilité des choix électoraux, à la liberté d’action de la majorité et au respect dû à l’opposition. La crise démocratique aux Etats-Unis depuis les années Trump le montre bien tristement. Ayons cela à l’esprit pour souhaiter qu’au-delà de la séquence de la caisse, du Kärcher et des emmerdements, ce soit enfin sur les projets, la vision, l’avenir de notre pays que les échanges se nouent.

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Tant à faire ensemble

Il n’était pas loin de 17 heures. Dans le ciel, le soleil tirait déjà ses derniers feux. L’avion s’est posé doucement sur la piste, laissant sur sa droite la Sierra Nevada enneigée. A quelques kilomètres, Grenade nous attendait. Ce moment-là, mon petit Pablo, assoupi à mes côtés, en avait tellement rêvé depuis deux années. Deux années et une pandémie, rendant les voyages impossibles. L’Andalousie, destination de ses hivers et de ses printemps, l’oliveraie des grands-parents, les bonheurs de l’enfance entre les arbres et les collines, tout cela était devenu hypothétique, lointain, fuyant. Pourrions-nous revenir, et quand ? La veille d’embarquer encore, nous avions dû affronter le sort, la malchance : le grand-père, Ayo, venait de tester positif au Covid. Fallait-il renoncer, encore une fois, ou conjurer le destin et venir envers et contre tout ? Nous avons maintenu le voyage, avec toutes les précautions nécessaires, derrière les masques de rigueur, avec des gestes barrières observés scrupuleusement. Le temps qui file ne reviendra pas, surtout celui des jeunes années. La pandémie ne pouvait ainsi préempter nos vies, toutes nos vies. C’est avec bonheur que nous avons retrouvé l’Andalousie, mesurant aussi, ce faisant, la chance que nous avions. Et c’est à Grenade que nous fêterons ce soir le passage à l’année nouvelle.

Une année s’achève, que l’on aurait imaginée différente, clôturant la crise sanitaire de l’hiver 2020. Il n’en aura rien été. De 2021, nous nous souviendrons de la troisième, de la quatrième et désormais de la cinquième vague, des libertés restreintes dans chacun de nos pays pour affronter le virus et aussi de la chance immense que furent ces vaccins, développés en un temps record grâce au génie humain. Ces vaccins, je les défends, bec et ongle. Où en serions-nous aujourd’hui sans eux ? Combien de dizaines de millions de morts en serions-nous à déplorer, combien de proches pleurerions-nous ? Dans quel état se trouveraient nos économies, que resterait-il de nos entreprises et de nos jobs ? Je vois les vaccins comme notre chance, notre devoir, notre obligation civique face à une crise redoutable, d’une ampleur inédite et dramatique. Je n’ai aucune forme de compréhension à l’égard de ceux qui refusent la vaccination, fuyant leurs responsabilités, si ce n’est à l’égard d’eux-mêmes, à tout le moins à l’égard d’autrui. Car ce sont eux, pour une très large part, qui sont aujourd’hui hospitalisés, contribuant à mettre sous tension les services de santé et à la déprogrammation d’opérations et soins attendus par tant de patients. Alors qu’il suffit d’un vaccin pour limiter les risques, pour soi-même et pour les autres.

Dans une crise, a fortiori d’une telle magnitude, c’est d’abord aux autres que l’on se doit. Et cela s’appelle la responsabilité. Vivre en société, c’est penser collectif. Nous n’avons pas que des droits, nous avons aussi des devoirs. Le Covid, nous le vaincrons par la volonté et l’engagement de tous, par un sursaut de responsabilité dont j’espère qu’il irriguera longtemps après le fil de nos vies. Oui, nos libertés auront été mises à mal, secouées, injustement parfois, mais c’est pour mieux les retrouver ensuite. Un effort budgétaire immense a été consenti pour maintenir nos économies à flot et soutenir en particulier les plus fragiles, que l’on appelle en France le « quoi qu’il en coûte ». L’Union européenne a fait le choix d’une dette commune face à l’immensité de ce qui se jouait et qui se joue toujours. Des contraintes, politiques, juridiques, économiques, si longtemps présentée ou perçues comme incontournables, ont volé en éclats parce que les circonstances l’exigeaient. La solidarité européenne y a gagné un autre sens, l’idée même de notre communauté de destins, à nous Européens, s’en est trouvée renforcée. Sur cela, nous ne reviendrons plus. Le Covid aura changé nos vies, bousculé nos cadres de pensées, secoué nos certitudes. Il aura été, individuellement et collectivement, une remise en cause.

Une année nouvelle arrive. Puisse 2022 être l’année du renouveau, d’une vie retrouvée, le début d’une nouvelle époque, quand les leçons de la crise seront tirées pour mieux protéger nos sociétés et assurer leur résilience face aux multiples périls du siècle. Sans raser gratis, sans vendre des illusions, en responsabilité, là encore, parce qu’il y aura une économie à stabiliser, un endettement à rembourser, une solidarité à garantir, un dérèglement climatique à dominer, une transition numérique à réussir. Ce chemin-là, nous le ferons dans le rassemblement des volontés, loin des complotismes, de tous ceux qui n’existent, sur les plateaux de télévision et dans les campagnes électorales, que pour faire commerce de peur et de haine. Nous le ferons, je l’espère aussi, dans la fidélité à l’universalisme et à l’idéal républicain, loin des communautarismes et de la cancel culture. C’est de rassemblement et d’unité dont la société a plus que jamais besoin, pas de divisions, de réécriture de l’histoire, de querelles vaines et de passions tristes. C’est autrement que la justice, le droit et le progrès doivent s’écrire. Il y a tant à faire ensemble, dès maintenant et pour si longtemps. A vous tous, chères et chers amis, pour vous et pour vos proches, je souhaite une belle et heureuse année 2022 !

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