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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Mon jour le plus long

Le 23 août 1991 restera pour toujours gravé dans ma mémoire. Rien de spécial ne s’était pourtant passé dans le monde ce jour-là. Pas de catastrophe, pas de coup d’Etat, aucune élection en vue. J’habitais Los Angeles. Comme tous les matins, je m’étais levé tôt pour aller prendre mon bus afin de rejoindre le travail. Fauché comme les blés, je n’avais pas un sou vaillant pour me payer une voiture, même pas une vieille guimbarde. Dans une ville comme Los Angeles, ne pas avoir de voiture était (et reste) considéré comme le symbole de la dèche avec le plus grand D. De fait, les transports publics, pour le peu qui existe, y sont une vraie expérience. En arrivant à mon bureau ce 23 août, j’ignorais tout de la journée et de la nuit de folie qui allaient suivre. J’étais stagiaire dans une chaîne de magasins d’articles de sport. J’y faisais un peu de tout, depuis le coup de balai dans le « stock room » jusqu’à la saisie informatique des achats de marchandises en passant par la vente au rayon … aérobic d’un des magasins.

La boîte était sur le petit bord. Cela sentait largement le roussi. La fermeture serait d’ailleurs actée l’année suivante. Les magasins étaient beaux et grands, mais les clients préféraient les concurrents moins chers. Nous avions lancé une série de soldes en août, largement annoncées dans le Los Angeles Times. A compter du 24 août, il devait y avoir dans nos 3 magasins de Californie du sud des réductions de 50% sur les skis et les combinaisons de ski. Or, ce 23 au matin, le chauffeur-livreur de la société s’était fait porté pâle à la surprise de la direction et aucun des 3 magasins n’avait encore été livré. A 24 heures tout au plus du grand jour, un désastre commercial s’annonçait. C’est alors que mon boss décida que, à la guerre comme à la guerre, le stagiaire français s’improviserait chauffeur. J’étais tétanisé. Je n’avais conduit tout au plus que 2 ou 3 jours aux USA, toujours au volant de voitures de location. Le coup de grâce me fut porté lorsque le boss ajouta qu’au vu du volume de marchandises à transporter, nous louerions un camion plutôt que d’emprunter la fourgonnette de l’entreprise.

Je n’avais bien entendu pas le permis camion et cela n’empêcha pas pourtant mon boss de louer le véhicule sur la base de mon permis de conduire international auquel personne ne comprenait rien et de me lancer sur la route sans plus attendre. Mes protestations restèrent vaines. Comme je devais quand même avoir l’air torturé, il décida à la dernière minute de m’adjoindre un jeune vendeur du magasin de Beverly Hills, censé me guider et me tenir compagnie, mais en aucun cas conduire. Il devait également m’aider à charger et décharger la marchandise. A l’arrivée, le gars ne savait même pas lire la carte et avait zéro conversation. Il finit par s’endormir sur le siège du passager. Quant à la marchandise, elle valsa au premier virage, à l’occasion duquel je montai d’ailleurs allègrement sur le trottoir. Le camion s’avéra trop petit à la pratique et il me fut demandé de bien vouloir faire un second tour dans l’après-midi (pensais-je…). Sur les autoroutes à 6 voies de Californie, je conduisais la trouille au ventre, transpirant à grosses gouttes, genre Montand et Vanel dans Le salaire de la peur.

C’est qu’il me fallait en effet faire du chemin : Beverly Hills – Newport Beach, Newport Beach – Glendale et Glendale – Beverly Hills. Quelques bonnes centaines de kilomètres dans une chaleur de four, avec un air conditionné plus que défaillant, une circulation de folie et des heures de retard sur le planning fixé par le boss. A chaque fois que je changeais de voie, j’avais crainte de rouler sur une voiture. A l’arrivée à Newport Beach, faisant marche arrière à l’entrée du magasin, j’avais déjà éraflé le camion contre un mur. J’ignorais que le CEO de l’entreprise se trouverait au magasin. Et lui-même ignorait que le chauffeur qu’il verrait sortir du camion serait le stagiaire français. S’en suivirent deux magistrales avoinées, l’une pour moi et mon acolyte mutique pour le désastre des skis et combinaisons enchevêtrés dans le camion, l’autre pour mon patron à qui il fut reproché d’avoir lancé d’autorité sur la route une personne sans expérience ni permis adéquat avec des centaines de milliers de dollars de marchandises !

De retour à Beverly Hills en fin d’après-midi, alors qu’il me restait un autre tour complet à faire, mon copilote prétexta un besoin irrépressible de voir sa copine pour se débiner… C’est donc seul que j’entamai le second tour alors que la nuit se couchait progressivement sur le Pacifique. Je maîtrisais un peu mieux le camion, mais je restais bien angoissé. Les téléphones portables n’existaient pas à l’époque et c’est du magasin de Newport Beach que j’appelai mon boss pour lui demander que faire du camion à la fin des livraisons. Il me répondit de le garer sur le parking de la boîte et de prendre un taxi pour rentrer chez moi. Il était minuit lorsque j’arrivai au parking, qui n’était pas fait pour les camions, uniquement les voitures. Ajoutant à cela ma maladresse et ma fatigue, je montai sur le trottoir, roulant sur les fleurs et un petit sapin pour me retrouver finalement accroché (« en distribil », dirait-on chez moi en Bretagne) par un muret. Et en moins de deux minutes débarquèrent des vigiles avec des lampes torches et des molosses très peu engageants…

Inutile d’insister sur le côté pathétique de la scène. Un pauvre type apeuré, l’air épuisé et expliquant tant bien que mal ses misères à quelques brutes épaisses avec un bel accent français. Il fallut réveiller le boss et lui présenter la situation. La solution fut … de me renvoyer à la maison en taxi avec instruction de réapparaître pour 5 heures du matin afin d’appeler une grue pour déloger le camion avant l’ouverture des bureaux à 8 heures. Je ne fermai pas l’œil de la courte nuit et montai sur mon vélo dès 4 heures, traversant les quartiers dangereux de Los Angeles, la trouille au ventre. Je m’installai dans la loge du concierge et commençai à appeler les sociétés de dépannage. Deux ou trois me raccrochèrent au nez en croyant à une plaisanterie. Sans doute mon accent français. Jusqu’à ce qu’une entreprise finisse par m’écouter et envoie un vieux gars sympathique (et édenté, je m’en souviens encore !) me donner le coup de main salutaire. Pour 7 heures, le camion était redressé. A 8 heures, il était rendu à la société de location, qui ne vit même pas les éraflures…

J’étais cuit de fatigue, autant moralement que physiquement. C’était Voyage au bout de l’enfer, version urbaine, les conneries en plus. Le boss n’en menait pas large. Le CEO vint me voir … pour me présenter ses excuses au nom de l’entreprise. Il plaisanta sur l’utilité des assurances pour couvrir les sapins et les fleurs écrasés par les stagiaires. Je devais avoir un air de chien battu dans mon uniforme trop grand, logo sur la poitrine, des valises sous les yeux. La logique aurait voulu que l’on me donne la journée de repos après une telle aventure. Mais non, il fallait continuer à bosser. Business is business. Les soldes que j’avais sauvées la veille avaient commencé. La boîte jouait gros sur cette journée et nous étions tous sur le pont. Je n’en pouvais plus. J’allais de travers dans les couloirs et je finis par tomber endormi sur la moquette de mon bureau dans l’après-midi. C’est mon boss, poussant la porte, qui me réveilla et réalisa enfin l’absurdité totale de cette situation. Il chargea mon vélo dans sa voiture et me conduisit illico chez moi. Le repos, enfin, m’attendait. Quelque chose comme 15 heures de sommeil non stop…

Tous les 23 août, je repense à cette aventure. Cela fait 30 ans aujourd’hui. La prescription est depuis longtemps dépassée. Je peux désormais largement en rire. Il le faut, d’ailleurs. C’est à l’image de ce que fut ma vie américaine. Quelques belles galères, qui forment la jeunesse. Disons que j’ai vécu l’Amérique à la dure ! Et j’en ai aussi beaucoup appris. Je chéris sincèrement mes années californiennes, qui furent initiatrices, malgré la dinguerie de certaines situations comme celle-ci il y a 30 ans. Mon boss d’alors est devenu un ami précieux. Il nous arrive parfois d’évoquer ce jour d’aventure. A part cela, je n’ai plus jamais conduit de camion depuis le 23 août 1991. Et je n’ai bien sûr jamais passé le permis pour cela.

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10 ans

Août 2021

C’était le 19 août 2011, peu avant 9 heures. Un soleil timide se faufilait entre les rideaux de la chambre. Clinique Edith Cavell, Uccle. La nuit avait été longue. Le petit bonhomme se faisait attendre. Il arriva enfin. Les premiers cris signalèrent un bébé vigoureux et en heureuse santé. Cheveux rares, voix claire, Marcos était né. Sa maman était fourbue et son papa bouleversé. Tant de bonheur, tant d’émotion aussi. Ce matin du 19 août 2021, cela fait 10 ans. 10 ans que Marcos a rejoint nos vies, 10 ans que je suis devenu papa. Je repense souvent à ce jour-là, au mélange de joie, de fierté, de responsabilité et d’appréhension aussi que j’avais ressenti. Une nouvelle vie commençait, avec ce petit être qui occuperait nos jours et nos nuits, qui en deviendrait le centre avant, quelques années plus tard, de partager cet espace avec son petit frère, puis sa petite sœur. Il s’appellerait Marcos, nous l’avions décidé quelques jours auparavant. Vint un second prénom, Jeannot, celui d’un oncle que j’aimais beaucoup, parti au début du printemps et dont je voulais honorer le souvenir. Un trait d’union entre les histoires andalouse et bretonne, entre hier et demain. Né à Uccle, d’une maman espagnole et d’un papa français, Marcos possède les deux nationalités. Et il pourra aussi devenir belge à ses 18 ans.

Je revois ses premiers jours, entre la clinique et la maison, les visites, les visages réjouis, le nombre conséquent de bouteilles de champagne consommées. Les bulles et le biberon, c’était le match de l’été. Il y avait les cadeaux, les peluches, les petits habits. Je ne me lassais pas de le contempler. Mon appareil photo était en surchauffe, je crois bien. Les nuits étaient courtes et sans grand sommeil. Curieux sentiment que celui de tenir debout par habitude, au risque parfois de mésaventures plutôt cocasses. Quelques jours après la naissance de Marcos, me rendant en Flandre, je m’étais retrouvé à vider fébrilement une poubelle d’autoroute en costume et sous une pluie battante. J’y avais jeté certes le gobelet de café que je venais d’achever pour tenter de rester éveillé, mais aussi les clés de ma voiture… A la maison, dans son berceau, Marcos copinait avec plusieurs doudous venus de divers coins d’Europe, et un en particulier, un petit ours bientôt appelé Martin et qui sera le héros de son enfance. Ses sourires étaient fréquents. Lorsque passait mon petit doigt à proximité de sa main, Marcos l’attrapait et ne le lâchait plus. C’est sans doute cette proximité, ce besoin de se toucher, autant le sien que le mien, qui reste le souvenir le plus vif des premières semaines et des premiers mois.

Dix ans, c’est peu et beaucoup à la fois. C’est peu au regard d’une vie que l’on doit souhaiter la plus longue possible. Et c’est beaucoup car cela représente déjà une belle part d’enfance. Je repense au premier Noël de Marcos, à sa première assiette de légumes, à son premier jour à la crèche, au début de pneumonie qui menaça aussi son premier hiver. Vinrent le printemps et les beaux jours. C’était 2012. Elu député, je ramenai un soir mes nouveaux insignes, l’écharpe et la cocarde. Marcos se saisit prestement de la cocarde, bleue, blanche et rouge, qu’il pensait être une glace et se mit à la lécher, espérant y trouver une douceur … républicaine. Il reste de cet instant hilarant un cliché qui m’accompagne encore. De l’Assemblée nationale, Marcos fut un visiteur régulier, jusqu’à se faufiler dans l’Hémicycle avec moi un matin, juste avant le début de la séance, avec la bienveillante complicité d’un huissier pour une photo à mon banc. Un moment partagé, dont il s’amuse aujourd’hui pour rappeler qu’il fut aussi de cette aventure-là. A l’égal de la soirée des 50 ans de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse dans les jardins de Matignon et de sa rencontre impromptue avec le Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Marcos était déjà curieux, attentif, observateur aussi. Il l’est resté.

Il y eut les premiers pas, les premières courses, les premières brasses, les premiers amis. Les premières peines aussi. Une image me poursuivra longtemps : son regard par le hublot d’un avion volant vers l’Espagne, scrutant désespérément le ciel pour y apercevoir mon père, son Papi, disparu peu de temps auparavant. Ce moment-là, pour moi, fut bouleversant. C’est une part d’innocence que je n’oublierai jamais. Marcos est doux et attentif, ouvert et sensible, au risque que les vicissitudes de la vie puissent lui être cruelles. Je me souviens de son chagrin le soir de ma défaite à l’élection du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. C’était au début 2018. Il avait 6 ans. Je n’avais pas imaginé que ce dénouement puisse ainsi l’affecter. J’avais tort. Sa peine m’avait touché au plus profond. Elle a contribué à ma décision de m’éloigner de la vie publique pour un temps, pour le protéger, lui comme les miens. Protéger, sans doute est-ce à quoi je me suis le plus efforcé, sans vivre pour autant à l’écart de la vraie vie, mais pour rendre l’enfance de Marcos, de son frère et de sa sœur, heureuse et juste. Par l’école, par le sport, par les amitiés, par l’échange, par les passions. Cela veut dire des tas de livres et des tas de ballons, des sorties à vélo, des soirées devant Louis de Funès ou Pierre Richard aussi.

C’était il y a 10 ans. Le temps file vite. J’écris ces lignes face à la mer et dans l’écho des vagues. C’est l’été. Tout à l’heure, Marcos voguera sur son Optimist entre l’Ile-Tudy et Loctudy, comme hier, comme demain. A part qu’aujourd’hui, son âge s’écrit désormais à deux chiffres. Il en est fier, comme s’il passait un cap. Et c’est un cap. Chaque âge est une découverte. Je n’en finis pas de lui raconter Marcel Pagnol, ses histoires, sa vie, ses romans, ses films, ses personnages tant la lecture de La Gloire de mon père fut pour lui une révélation. Cela tombe bien, j’adore Pagnol. Il y a aussi le foot et l’appel à mes souvenirs lointains, bien avant Mbappé, Griezmann et même Zidane, c’est dire ! Heureux et légers, ces sujets-là, un jour, feront place à d’autres, différents, plus complexes et rudes, ceux de l’adolescence. Ce temps viendra. Je serai prêt aussi. Le bonheur que je ressens comme père est d’accompagner Marcos sur les chemins de la vie, de le guider, de l’aider, de le voir s’affirmer librement. On n’est rien sans affection, celle que l’on reçoit, celle que l’on donne. Je l’ai appris des miens. C’est ce que je tiens à transmettre à mon petit bonhomme, dans le souvenir de ce 19 août 2011, pour que l’attention aux autres, la générosité et la beauté d’âme demeurent à jamais en lui.

Août 2011
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La route de l’Ile-Tudy

Demain, je prendrai la route de l’Ile-Tudy. Il me restera 3 ou 4 bons kilomètres d’ici à la Pointe, depuis ce croisement de Combrit que mes enfants ont baptisé, été après été, « le carrefour de Super U », devenu mythique dans leur tête et un peu aussi dans la mienne, il faut bien le dire. Le chemin aura été long, près de 2 000 kilomètres depuis la Galice, d’un Finistère à l’autre. Chaque année, ce moment où notre voiture glisse doucement vers l’Ile-Tudy est magique. Il y a dans cette ligne droite en pente douce la promesse de ciels bleus, d’une longue plage au sable fin et de couchers de soleil immenses que l’on garde au cœur ensuite durant des mois, quand l’hiver vient et le froid avec lui. Comme la récompense d’une longue attente et, en cette rude année, d’un espoir auquel nous nous rattachions de toutes nos forces : revoir l’Ile-Tudy, y retourner, y retrouver enfin le temps léger et heureux des vacances. Ce temps est venu et il a la belle saveur de la récompense. Bientôt, la voiture longera l’étang, elle croisera les premières jardinières de fleurs. A gauche, le tennis, en face la mer. Nous tournerons vers la droite, poursuivant vers la Pointe. Ce sera Pen an Truck, puis la maison, la même depuis plusieurs étés. Sur la plage, il y aura une petite foule jeune et joyeuse. Nous nous joindrons vite à elle.

Longtemps, j’ai observé l’Ile-Tudy depuis Loctudy, où je passais mes vacances au temps de l’enfance. Je regardais l’Ile-Tudy du port, entre les chalutiers, intrigué par cette Pointe de l’autre côté de la Perdrix, la balise à damiers noirs et blancs d’entrée du chenal. Les petites maisons blanches de pêcheurs serrées les unes aux autres me touchaient. Elles racontaient une histoire, des vies dures, la difficulté certainement de vivre sur ce bout de terre, le sens de la solidarité aussi. Un petit bac liait l’Ile-Tudy et Loctudy. Avec ma grand-mère, je l’avais pris parfois. Loctudy n’était alors qu’un port de pêche. Nous allions d’une cale à l’autre, quelque dix minutes d’une grande aventure. A l’Ile-Tudy, il n’y avait pas les chalutiers, les grands bateaux hauturiers et sans doute cela manquait-il à l’enfant que j’étais. Mais il y avait à la descente du bac une infinie douceur, un calme contagieux, des couleurs irrésistibles de la mer et du ciel dont je devins peu à peu accro, à mesure que venaient les années. D’un côté la ria, de l’autre la mer, sur lesquelles je lançais plus tard ma planche à voile selon les vents et la marée, tirant mes bords vers l’Ile Chevalier, visant Men Bret du côté de l’océan. Aujourd’hui, je ne monte plus trop sur la planche à voile, mais mon kayak de mer prend les mêmes destinations. On ne se refait pas.

Pourquoi l’Ile-Tudy ? Sans doute pour tout cela, pour un état d’esprit aussi, pour la gentillesse et la chaleur des gens, pour leur simplicité et leur authenticité. Après-demain, lorsque viendra notre premier matin îlien, j’irai à l’épicerie locale, au coin de l’église, acheter mon journal, mais surtout ma part de far breton. Il n’y a pas de vacances sans far. Je serai un touriste parmi d’autres, certes un peu plus habitué et plus local, à la mine réjouie, sereine et gourmande. Le premier matin, mon bonheur sera de cheminer le long de l’océan, sur le boulevard du même nom, de longer le cimetière marin, de tenter d’apercevoir les Glénan entre les draps qui sèchent, de courir dans l’air marin de la Pointe au Treustel et peut-être même plus loin, jusqu’au phare de Sainte-Marine, entre la dune et les polders. Je pousserai certainement aussi jusqu’au port, à pied ou sur mon vieux vélo, pour humer le vent dans le chenal, à la recherche aussi du calendrier des marées. Les marées basses avec les épuisettes et les seaux, les marées hautes avec les pelles et les râteaux n’ont plus de secrets pour mes enfants. Je crois que j’en ai fait de petits îliens, au moins par le cœur. La plage et l’école de voile y sont pour beaucoup. Ils se construisent à l’Ile-Tudy de beaux et grands souvenirs pour la vie.

Tout est là. Un jour, j’aimerais rester plus longtemps à l’Ile-Tudy que le seul temps des vacances, m’asseoir face à la mer, écrire, lire, photographier. Prendre le temps, beaucoup de temps, ne plus être juste le visiteur régulier que je suis, mais devenir un îlien à mon tour. J’aimerais affronter la diversité des saisons, regarder la mer changer de couleurs, voir venir le vent d’hiver et les tempêtes, agir aussi pour ce petit coin fragile que j’ai appris à aimer et dont il faudra transmettre la magie et la beauté aux générations d’après pour qu’elles le protègent à leur tour. Je serais heureux que la vie me donne cette chance. Il faudra trouver la maison, le bout de vue sur la mer ou la ria, loger la smala et les amis. Qui sait, ce moment viendra peut-être. Au fond, quand cesse-t-on d’être un vacancier pour devenir, peu à peu, un habitué, un passionné, un amoureux des lieux ? Je ne le sais pas vraiment.  Je crois bien que j’aurai tout cela à l’esprit au moment de passer « le carrefour de Super U », au volant de ma vieille auto, prêt à sortir les valises, les vélos, le kayak, les ballons et les cerfs-volants, comme chaque mois d’août, dans l’été bigouden déjà bien avancé, pour faire ma provision de couleurs, d’images, d’iode et de bonheur. Il y a comme cela quelques kilomètres qui sont des promesses.

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C’est arrivé près de chez nous

Ce mois de juillet qui s’achève aura été le théâtre d’évènements climatiques redoutables et dramatiques. Les inondations en Belgique et en Allemagne ont fait des centaines de victimes et causé des dégâts immenses. Vivant à Bruxelles, familier des régions affectées en Wallonie et en Rhénanie, je reste encore, dix jours après cette catastrophe, largement sidéré par ce qui s’est passé, par la soudaineté, la violence et la force irrésistible de ces évènements, et par leurs conséquences terribles, inscrites à jamais dans les cœurs, dans les paysages et dans la mémoire collective de notre bout d’Europe. Pourquoi ? Sans doute, sûrement même, parce que c’est arrivé près de chez nous. La crise climatique, rares sont ceux aujourd’hui qui l’ignorent ou en contestent encore l’existence. Des tas d’images l’illustrent, mais elles sont souvent perçues comme lointaines. Le dôme de chaleur en début de mois de juillet, phénomène météorologique terrible, était dans l’ouest canadien. L’idée que le dérèglement climatique, c’est qu’il fait juste un peu plus chaud, que la mer monte et que les catastrophes sont ailleurs a été rudement démentie par ce que nous avons vécu entre Ardenne et Eifel. La vérité est qu’il n’existe aucune région, aucune géographie que la crise climatique ne menace pas.

Quelques voix se sont élevées pour s’émouvoir que l’on attribue à cette crise les évènements de juillet. On se demande bien pourquoi. Il y avait certes des tempêtes, des sécheresses et des canicules avant que le climat ne se dérègle, mais elles n’avaient ni cette ampleur, ni cette récurrence. Elles mettent au défi la résilience de nos sociétés et leur capacité à prévenir et affronter des risques naturels majeurs. Nous n’y sommes pas vraiment. L’urbanisation, l’artificialisation des sols, la gestion des cours d’eau et des barrages sont, pour le cas de la Wallonie, une réelle interrogation. Il faut souhaiter qu’une enquête, une mission d’information ou tout travail sincère et exhaustif, entre Belgique et Allemagne, revienne sur l’enchainement des évènements et sur ce que cette catastrophe nous aura malheureusement appris. Le but est de préparer l’avenir, de mieux nous protéger, d’intégrer le risque climatique au centre de toutes les politiques publiques. Cela vaut pour tous les pays, toutes les régions, toutes les communes. Et en parallèle, bien sûr, la mobilisation de tous les acteurs pour la mise en œuvre de l’Accord de Paris afin de rester sous une augmentation de 1,5 degré de la température terrestre d’ici à la fin du siècle doit plus que jamais s’intensifier.

Affronter la crise climatique requiert courage et vision, une capacité à accepter la réalité et à s’élever au-delà de tout calcul. Ce mois de juillet, là aussi, est illustratif. Exit en France le projet d’insérer la lutte contre le dérèglement climatique et la préservation de l’environnement à l’article 1er de la Constitution de 1958. La droite, majoritaire au Sénat, s’y est opposée. Elle craignait que l’emploi du verbe « garantir » dans la rédaction nouvelle de l’article 1er conduise au développement de la justice climatique en raison de l’obligation de résultat qui pourrait en résulter. Or, c’était précisément ce qu’il fallait souhaiter. La justice climatique est essentielle pour gagner le combat pour l’avenir de la planète, non pour clouer au pilori tel industriel ou tel politique et y trouver une quelconque jouissance, mais pour obtenir les changements de cap nécessaires. On n’affrontera pas utilement le défi du climat en roulant avec le frein à main. La traduction législative des propositions de la convention citoyenne sur le climat aura aussi été largement en dedans et c’est cette fois le fait de la majorité. Il y a tellement mieux et surtout tellement plus à faire. Une voix autorisée vient de le rappeler : le Conseil d’Etat, qui a mis le gouvernement français en demeure d’agir. Il faut l’entendre.

Le jour où se déchaînaient si tragiquement les éléments en Belgique et en Allemagne, la Commission européenne présentait une série de propositions législatives visant à permettre à l’Europe de réduire de 55% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Ces propositions sont courageuses. Il est question de refondre le marché du carbone pour en augmenter le prix, d’y intégrer des secteurs qui n’en sont pas comme le transport et les systèmes de chauffage, de mettre en place aux frontières de l’Union une taxe carbone qui protège les entreprises européennes d’une concurrence dispensée de telles obligations. Tout cela est nécessaire. J’ai la conviction que tout doit reposer sur un prix élevé du carbone dans le cadre de mécanismes de marché, qui oriente l’économie et les entreprises vers des investissements décarbonés. Encore faut-il pour cela prendre en compte l’impératif de justice sociale. La précarité énergétique et l’inégalité devant les transports concernent en effet des dizaines de millions d’Européens. L’acceptabilité et la réussite d’un tel plan dépendra de ce que financera le fonds social pour le climat annoncé par la Commission européenne et de la mobilisation dédiée des crédits du plan de relance européen.

Le combat contre la crise climatique est aussi celui de la justice sociale. On ne sauvera pas la planète en creusant les inégalités. Nous ne sommes pas égaux face aux aléas du climat, pas davantage que nous ne le sommes face aux solutions envisagées. Dans l’aménagement de nos territoires, au moment d’apprendre d’évènements dramatiques tels que ceux vécus en Belgique et en Allemagne et d’en tirer tous les enseignements, c’est d’abord vers les plus précarisés et les plus humbles de nos sociétés que l’effort doit porter. Ce sont eux qui, en proportion, vivent dans des passoirs thermiques, habitent dans des endroits davantage exposés aux risques, galèrent chaque jour pour se rendre au travail et pâtissent de choix urbains remontant parfois à très loin. Rien de cela ne peut être ignoré car tout se passe, là aussi, près de chez nous. Le pouvoir d’achat est au cœur des politiques climatiques à (re)penser et à mener. C’est l’un des enseignements que je partage chaque année avec mes étudiants dans l’atelier juridique que j’anime à l’Ecole de droit de Sciences-Po à Paris. Il n’est pas encore trop tard, mais l’horloge tourne et elle n’est pas en notre faveur. C’est une question d’avenir, de vie, de justice, de progrès, d’espoir. D’éveil et de dépassement, de foi en le génie humain. Et d’union dans l’action.

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