C’était le 19 août 2011, peu avant 9 heures. Un soleil timide se faufilait entre les rideaux de la chambre. Clinique Edith Cavell, Uccle. La nuit avait été longue. Le petit bonhomme se faisait attendre. Il arriva enfin. Les premiers cris signalèrent un bébé vigoureux et en heureuse santé. Cheveux rares, voix claire, Marcos était né. Sa maman était fourbue et son papa bouleversé. Tant de bonheur, tant d’émotion aussi. Ce matin du 19 août 2021, cela fait 10 ans. 10 ans que Marcos a rejoint nos vies, 10 ans que je suis devenu papa. Je repense souvent à ce jour-là, au mélange de joie, de fierté, de responsabilité et d’appréhension aussi que j’avais ressenti. Une nouvelle vie commençait, avec ce petit être qui occuperait nos jours et nos nuits, qui en deviendrait le centre avant, quelques années plus tard, de partager cet espace avec son petit frère, puis sa petite sœur. Il s’appellerait Marcos, nous l’avions décidé quelques jours auparavant. Vint un second prénom, Jeannot, celui d’un oncle que j’aimais beaucoup, parti au début du printemps et dont je voulais honorer le souvenir. Un trait d’union entre les histoires andalouse et bretonne, entre hier et demain. Né à Uccle, d’une maman espagnole et d’un papa français, Marcos possède les deux nationalités. Et il pourra aussi devenir belge à ses 18 ans.
Je revois ses premiers jours, entre la clinique et la maison, les visites, les visages réjouis, le nombre conséquent de bouteilles de champagne consommées. Les bulles et le biberon, c’était le match de l’été. Il y avait les cadeaux, les peluches, les petits habits. Je ne me lassais pas de le contempler. Mon appareil photo était en surchauffe, je crois bien. Les nuits étaient courtes et sans grand sommeil. Curieux sentiment que celui de tenir debout par habitude, au risque parfois de mésaventures plutôt cocasses. Quelques jours après la naissance de Marcos, me rendant en Flandre, je m’étais retrouvé à vider fébrilement une poubelle d’autoroute en costume et sous une pluie battante. J’y avais jeté certes le gobelet de café que je venais d’achever pour tenter de rester éveillé, mais aussi les clés de ma voiture… A la maison, dans son berceau, Marcos copinait avec plusieurs doudous venus de divers coins d’Europe, et un en particulier, un petit ours bientôt appelé Martin et qui sera le héros de son enfance. Ses sourires étaient fréquents. Lorsque passait mon petit doigt à proximité de sa main, Marcos l’attrapait et ne le lâchait plus. C’est sans doute cette proximité, ce besoin de se toucher, autant le sien que le mien, qui reste le souvenir le plus vif des premières semaines et des premiers mois.
Dix ans, c’est peu et beaucoup à la fois. C’est peu au regard d’une vie que l’on doit souhaiter la plus longue possible. Et c’est beaucoup car cela représente déjà une belle part d’enfance. Je repense au premier Noël de Marcos, à sa première assiette de légumes, à son premier jour à la crèche, au début de pneumonie qui menaça aussi son premier hiver. Vinrent le printemps et les beaux jours. C’était 2012. Elu député, je ramenai un soir mes nouveaux insignes, l’écharpe et la cocarde. Marcos se saisit prestement de la cocarde, bleue, blanche et rouge, qu’il pensait être une glace et se mit à la lécher, espérant y trouver une douceur … républicaine. Il reste de cet instant hilarant un cliché qui m’accompagne encore. De l’Assemblée nationale, Marcos fut un visiteur régulier, jusqu’à se faufiler dans l’Hémicycle avec moi un matin, juste avant le début de la séance, avec la bienveillante complicité d’un huissier pour une photo à mon banc. Un moment partagé, dont il s’amuse aujourd’hui pour rappeler qu’il fut aussi de cette aventure-là. A l’égal de la soirée des 50 ans de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse dans les jardins de Matignon et de sa rencontre impromptue avec le Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Marcos était déjà curieux, attentif, observateur aussi. Il l’est resté.
Il y eut les premiers pas, les premières courses, les premières brasses, les premiers amis. Les premières peines aussi. Une image me poursuivra longtemps : son regard par le hublot d’un avion volant vers l’Espagne, scrutant désespérément le ciel pour y apercevoir mon père, son Papi, disparu peu de temps auparavant. Ce moment-là, pour moi, fut bouleversant. C’est une part d’innocence que je n’oublierai jamais. Marcos est doux et attentif, ouvert et sensible, au risque que les vicissitudes de la vie puissent lui être cruelles. Je me souviens de son chagrin le soir de ma défaite à l’élection du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. C’était au début 2018. Il avait 6 ans. Je n’avais pas imaginé que ce dénouement puisse ainsi l’affecter. J’avais tort. Sa peine m’avait touché au plus profond. Elle a contribué à ma décision de m’éloigner de la vie publique pour un temps, pour le protéger, lui comme les miens. Protéger, sans doute est-ce à quoi je me suis le plus efforcé, sans vivre pour autant à l’écart de la vraie vie, mais pour rendre l’enfance de Marcos, de son frère et de sa sœur, heureuse et juste. Par l’école, par le sport, par les amitiés, par l’échange, par les passions. Cela veut dire des tas de livres et des tas de ballons, des sorties à vélo, des soirées devant Louis de Funès ou Pierre Richard aussi.
C’était il y a 10 ans. Le temps file vite. J’écris ces lignes face à la mer et dans l’écho des vagues. C’est l’été. Tout à l’heure, Marcos voguera sur son Optimist entre l’Ile-Tudy et Loctudy, comme hier, comme demain. A part qu’aujourd’hui, son âge s’écrit désormais à deux chiffres. Il en est fier, comme s’il passait un cap. Et c’est un cap. Chaque âge est une découverte. Je n’en finis pas de lui raconter Marcel Pagnol, ses histoires, sa vie, ses romans, ses films, ses personnages tant la lecture de La Gloire de mon père fut pour lui une révélation. Cela tombe bien, j’adore Pagnol. Il y a aussi le foot et l’appel à mes souvenirs lointains, bien avant Mbappé, Griezmann et même Zidane, c’est dire ! Heureux et légers, ces sujets-là, un jour, feront place à d’autres, différents, plus complexes et rudes, ceux de l’adolescence. Ce temps viendra. Je serai prêt aussi. Le bonheur que je ressens comme père est d’accompagner Marcos sur les chemins de la vie, de le guider, de l’aider, de le voir s’affirmer librement. On n’est rien sans affection, celle que l’on reçoit, celle que l’on donne. Je l’ai appris des miens. C’est ce que je tiens à transmettre à mon petit bonhomme, dans le souvenir de ce 19 août 2011, pour que l’attention aux autres, la générosité et la beauté d’âme demeurent à jamais en lui.
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Mon jour le plus long
Le 23 août 1991 restera pour toujours gravé dans ma mémoire. Rien de spécial ne s’était pourtant passé dans le monde ce jour-là. Pas de catastrophe, pas de coup d’Etat, aucune élection en vue. J’habitais Los Angeles. Comme tous les matins, je m’étais levé tôt pour aller prendre mon bus afin de rejoindre le travail. Fauché comme les blés, je n’avais pas un sou vaillant pour me payer une voiture, même pas une vieille guimbarde. Dans une ville comme Los Angeles, ne pas avoir de voiture était (et reste) considéré comme le symbole de la dèche avec le plus grand D. De fait, les transports publics, pour le peu qui existe, y sont une vraie expérience. En arrivant à mon bureau ce 23 août, j’ignorais tout de la journée et de la nuit de folie qui allaient suivre. J’étais stagiaire dans une chaîne de magasins d’articles de sport. J’y faisais un peu de tout, depuis le coup de balai dans le « stock room » jusqu’à la saisie informatique des achats de marchandises en passant par la vente au rayon … aérobic d’un des magasins.
La boîte était sur le petit bord. Cela sentait largement le roussi. La fermeture serait d’ailleurs actée l’année suivante. Les magasins étaient beaux et grands, mais les clients préféraient les concurrents moins chers. Nous avions lancé une série de soldes en août, largement annoncées dans le Los Angeles Times. A compter du 24 août, il devait y avoir dans nos 3 magasins de Californie du sud des réductions de 50% sur les skis et les combinaisons de ski. Or, ce 23 au matin, le chauffeur-livreur de la société s’était fait porté pâle à la surprise de la direction et aucun des 3 magasins n’avait encore été livré. A 24 heures tout au plus du grand jour, un désastre commercial s’annonçait. C’est alors que mon boss décida que, à la guerre comme à la guerre, le stagiaire français s’improviserait chauffeur. J’étais tétanisé. Je n’avais conduit tout au plus que 2 ou 3 jours aux USA, toujours au volant de voitures de location. Le coup de grâce me fut porté lorsque le boss ajouta qu’au vu du volume de marchandises à transporter, nous louerions un camion plutôt que d’emprunter la fourgonnette de l’entreprise.
Je n’avais bien entendu pas le permis camion et cela n’empêcha pas pourtant mon boss de louer le véhicule sur la base de mon permis de conduire international auquel personne ne comprenait rien et de me lancer sur la route sans plus attendre. Mes protestations restèrent vaines. Comme je devais quand même avoir l’air torturé, il décida à la dernière minute de m’adjoindre un jeune vendeur du magasin de Beverly Hills, censé me guider et me tenir compagnie, mais en aucun cas conduire. Il devait également m’aider à charger et décharger la marchandise. A l’arrivée, le gars ne savait même pas lire la carte et avait zéro conversation. Il finit par s’endormir sur le siège du passager. Quant à la marchandise, elle valsa au premier virage, à l’occasion duquel je montai d’ailleurs allègrement sur le trottoir. Le camion s’avéra trop petit à la pratique et il me fut demandé de bien vouloir faire un second tour dans l’après-midi (pensais-je…). Sur les autoroutes à 6 voies de Californie, je conduisais la trouille au ventre, transpirant à grosses gouttes, genre Montand et Vanel dans Le salaire de la peur.
C’est qu’il me fallait en effet faire du chemin : Beverly Hills – Newport Beach, Newport Beach – Glendale et Glendale – Beverly Hills. Quelques bonnes centaines de kilomètres dans une chaleur de four, avec un air conditionné plus que défaillant, une circulation de folie et des heures de retard sur le planning fixé par le boss. A chaque fois que je changeais de voie, j’avais crainte de rouler sur une voiture. A l’arrivée à Newport Beach, faisant marche arrière à l’entrée du magasin, j’avais déjà éraflé le camion contre un mur. J’ignorais que le CEO de l’entreprise se trouverait au magasin. Et lui-même ignorait que le chauffeur qu’il verrait sortir du camion serait le stagiaire français. S’en suivirent deux magistrales avoinées, l’une pour moi et mon acolyte mutique pour le désastre des skis et combinaisons enchevêtrés dans le camion, l’autre pour mon patron à qui il fut reproché d’avoir lancé d’autorité sur la route une personne sans expérience ni permis adéquat avec des centaines de milliers de dollars de marchandises !
De retour à Beverly Hills en fin d’après-midi, alors qu’il me restait un autre tour complet à faire, mon copilote prétexta un besoin irrépressible de voir sa copine pour se débiner… C’est donc seul que j’entamai le second tour alors que la nuit se couchait progressivement sur le Pacifique. Je maîtrisais un peu mieux le camion, mais je restais bien angoissé. Les téléphones portables n’existaient pas à l’époque et c’est du magasin de Newport Beach que j’appelai mon boss pour lui demander que faire du camion à la fin des livraisons. Il me répondit de le garer sur le parking de la boîte et de prendre un taxi pour rentrer chez moi. Il était minuit lorsque j’arrivai au parking, qui n’était pas fait pour les camions, uniquement les voitures. Ajoutant à cela ma maladresse et ma fatigue, je montai sur le trottoir, roulant sur les fleurs et un petit sapin pour me retrouver finalement accroché (« en distribil », dirait-on chez moi en Bretagne) par un muret. Et en moins de deux minutes débarquèrent des vigiles avec des lampes torches et des molosses très peu engageants…
Inutile d’insister sur le côté pathétique de la scène. Un pauvre type apeuré, l’air épuisé et expliquant tant bien que mal ses misères à quelques brutes épaisses avec un bel accent français. Il fallut réveiller le boss et lui présenter la situation. La solution fut … de me renvoyer à la maison en taxi avec instruction de réapparaître pour 5 heures du matin afin d’appeler une grue pour déloger le camion avant l’ouverture des bureaux à 8 heures. Je ne fermai pas l’œil de la courte nuit et montai sur mon vélo dès 4 heures, traversant les quartiers dangereux de Los Angeles, la trouille au ventre. Je m’installai dans la loge du concierge et commençai à appeler les sociétés de dépannage. Deux ou trois me raccrochèrent au nez en croyant à une plaisanterie. Sans doute mon accent français. Jusqu’à ce qu’une entreprise finisse par m’écouter et envoie un vieux gars sympathique (et édenté, je m’en souviens encore !) me donner le coup de main salutaire. Pour 7 heures, le camion était redressé. A 8 heures, il était rendu à la société de location, qui ne vit même pas les éraflures…
J’étais cuit de fatigue, autant moralement que physiquement. C’était Voyage au bout de l’enfer, version urbaine, les conneries en plus. Le boss n’en menait pas large. Le CEO vint me voir … pour me présenter ses excuses au nom de l’entreprise. Il plaisanta sur l’utilité des assurances pour couvrir les sapins et les fleurs écrasés par les stagiaires. Je devais avoir un air de chien battu dans mon uniforme trop grand, logo sur la poitrine, des valises sous les yeux. La logique aurait voulu que l’on me donne la journée de repos après une telle aventure. Mais non, il fallait continuer à bosser. Business is business. Les soldes que j’avais sauvées la veille avaient commencé. La boîte jouait gros sur cette journée et nous étions tous sur le pont. Je n’en pouvais plus. J’allais de travers dans les couloirs et je finis par tomber endormi sur la moquette de mon bureau dans l’après-midi. C’est mon boss, poussant la porte, qui me réveilla et réalisa enfin l’absurdité totale de cette situation. Il chargea mon vélo dans sa voiture et me conduisit illico chez moi. Le repos, enfin, m’attendait. Quelque chose comme 15 heures de sommeil non stop…
Tous les 23 août, je repense à cette aventure. Cela fait 30 ans aujourd’hui. La prescription est depuis longtemps dépassée. Je peux désormais largement en rire. Il le faut, d’ailleurs. C’est à l’image de ce que fut ma vie américaine. Quelques belles galères, qui forment la jeunesse. Disons que j’ai vécu l’Amérique à la dure ! Et j’en ai aussi beaucoup appris. Je chéris sincèrement mes années californiennes, qui furent initiatrices, malgré la dinguerie de certaines situations comme celle-ci il y a 30 ans. Mon boss d’alors est devenu un ami précieux. Il nous arrive parfois d’évoquer ce jour d’aventure. A part cela, je n’ai plus jamais conduit de camion depuis le 23 août 1991. Et je n’ai bien sûr jamais passé le permis pour cela.
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