Il y a quelques jours, la maladie, la fatigue, le grand âge ont emporté un instituteur qui avait compté beaucoup pour moi. Cette nouvelle m’a peiné. Il s’appelait Albert Queffélec. C’était mon instituteur de CM2. Il y a 46 ans, près d’un demi-siècle. Nous étions au milieu des années 1970. Giscard venait à peine d’arriver à l’Elysée. J’avais 10 ans. C’est dire si c’est loin. Ma vie, c’était l’école primaire de Kervilien, à Quimper. J’y avais commencé en CP, dans la classe de ma maman, avant de progresser, classe après classe, vers le fond de la cour, que suivaient en parallèle les bâtiments de notre école. Derrière la classe de Monsieur Queffélec, il n’y avait plus rien. Un mur, puis un talus et un champ. Comme un symbole. Quimper s’arrêtait là et l’école primaire aussi. Après, ce serait le collège, une autre vie, une autre histoire. La classe de Monsieur Queffélec était la dernière avant le départ, celle où nous arrivions avec le savoir accumulé de nos années à Kervilien, notre soif de découverte et notre espièglerie certainement aussi. Dans cette classe nous attendait un instituteur exceptionnel, attentif, exigeant, bon et généreux. Celui duquel nous apprendrions tant avant de prendre notre envol, loin de l’école, sur les chemins multiples de la vie.
Je crois me souvenir que sa blouse était grise. Son bureau était à gauche en entrant. Face à nous s’ouvrait un immense tableau noir. Nous passions allègrement du français aux mathématiques, de l’histoire à la géographie, des sciences de la vie à celles de la terre. Je crois bien aussi que l’on chantait de temps en temps. J’aimais le français, la grammaire, l’orthographe. J’étais désespérément mono-sujet. Je ne parlais que de courses cyclistes, convaincu qu’une carrière de grand coureur m’attendait et que le maillot jaune me serait immanquablement promis. Cela amusait Monsieur Queffélec qui, une fois, ajouta au crayon rouge au bas d’une rédaction cette mention qui me remplit d’un bonheur immense : « Très bien. Tu gagneras le Tour un jour ». Je n’ai jamais gagné le Tour ni couru d’ailleurs la moindre course. Des rêves de gloire à mes pauvres talents de grimpeur, la marche était trop grande. Mais le souvenir de ces textes épiques écrits avec la naïveté de mes 10 ans sous l’œil amusé de l’instituteur reste aujourd’hui cher à mon cœur. C’est dans la classe de Monsieur Queffélec que je suis devenu un lecteur assidu, avalant les livres le soir, la nuit, quand tout le monde dormait. C’est lui qui m’a donné l’envie et le bonheur d’écrire.
La force de nos maîtres, c’est ce talent immense de transmission et la passion de leurs élèves. Monsieur Quéffelec avait tout cela. S’il fallait expliquer, souvent, longtemps parfois, il le faisait, sans jamais ménager sa peine. Il attendait notre effort et, en retour, nous donnait confiance. Il nous élevait. Cette année avec lui fut pour moi un long moment de bonheur. Ce n’est qu’après que j’en pris vraiment conscience. L’écriture ne me quittait plus. Des années après, 13 ans exactement après avoir quitté le CM2 et Kervilien, je repassai, ému, la porte de mon école. Alors que s’achevait l’année scolaire, je vins, en journaliste stagiaire, appareil photo en bandoulière, couvrir pour Le Télégramme de Brest, la petite fête de départ en retraite de Monsieur Queffélec. Il ne le savait pas. J’aurais pu le prévenir. Je ne le voulais pas. Ecrire sur celui qui m’avait donné le goût d’écrire, c’était ma surprise pour lui et mon cadeau de remerciement. Au cours de cette soirée, Monsieur Queffélec m’entraîna quelques minutes dans sa classe, à mon banc, tout au bout de l’école, puis me donna une copie du livre de lecture de notre année de CM2, « La roulotte du bonheur ». Je chéris ce livre, que je garde précieusement, comme le souvenir d’un âge d’or et d’une enfance heureuse.
Me voilà en ces premiers jours de printemps, 46 ans après avoir quitté l’école de Kervilien, 33 ans après cet article sur la carrière d’Albert Quéffelec, à écrire ce petit texte le cœur certes en peine, mais plein de gratitude aussi. Au cours d’une vie d’instituteur, ce sont des centaines d’enfants qui défilent dans une classe et diverses époques également, mais s’il est un fil conducteur de la première à la dernière année d’une carrière, c’est certainement la passion. Les années 1970 sont bien lointaines. Ce monde qui était le mien a vieilli et sans doute même largement vécu. Il en reste cependant quelque chose qui ne changera jamais : le bonheur des découvertes, l’enthousiasme des savoirs et plus que tout la joie de pouvoir les partager. Rien de cela n’arrive par hasard. C’est parce que j’ai eu la chance, comme tant d’autres, de croiser le chemin d’enseignants passionnés comme Monsieur Queffélec, que cette histoire-là m’a pris aux tripes à son tour. Cela s’appelle le progrès, l’émancipation, la liberté, la République. C’est la belle et grande promesse de l’école publique. Et c’est l’héritage dont nous sommes désormais porteurs, en souvenir de nos maîtres, en souvenir pour moi d’Albert Queffélec, pour que l’idéal demeure et passe aux générations d’après.
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Moi, ce livre, j’ai aimé
J’ai lu entre hier et aujourd’hui le livre de Manuel Valls, Pas une goutte de sang français. J’en ai aimé le sens, les idées, le recul et le regard. J’attendais ce livre. J’espérais qu’un jour, Manuel Valls, depuis Barcelone ou ailleurs, prenne la plume, si ce n’est pour revenir, à tout le moins pour éclairer le débat sur l’avenir de la France et en prendre sa part. Car Manuel Valls est une voix particulière, une voix qui demeure, une voix précieuse. Ecrivant ceci, je verrai certainement se déchaîner contre moi ceux qui, depuis 2017 et même avant, le vouent aux gémonies. Il se trouve que je n’ai jamais aimé les ambiances de curée, les procès en trahison, l’hystérie et les haines recuites. Je l’écris d’autant plus librement que je n’ai pas tout partagé des combats ou des choix de Manuel Valls. J’ai pu être rudoyé une ou deux fois aussi. C’est la vie politique. Rien de personnel, Manuel est sanguin et je suis du genre résilient. Je m’en suis remis. J’ai été intéressé par le parcours de Manuel Valls, son itinéraire et ses idées. Sans doute cela vient-il d’un lointain fond rocardien. Et aussi de l’espoir – tristement déçu – de pouvoir changer le Parti socialiste, gagné par la torpeur et une paresse d’analyse alors que le monde et la société changeaient si vite sous nos yeux.
En 2017, Manuel Valls s’est battu, dos au mur, seul ou presque, pour conserver son siège de député. Puis en 2018, il est parti à la conquête de la mairie de Barcelone, sa ville natale. Lutter, partir. Pour ne pas crever, comme il l’écrit lui-même. Et pour renaître aussi, ailleurs. Ces pages-là, au début du livre, m’ont impressionné. Elles ont résonné en moi. Quelque part, en 2017, j’avais eu ce sentiment également. Je revois la violence de ce qui m’était dit ou écrit. Et la solitude qui s’en suivit, subie et sans doute recherchée aussi. Comme le solde d’un quinquennat manqué, faute de leadership assumé, de choix expliqués. Un quinquennat marqué par les tragédies et par des erreurs, au point d’en éclipser les belles réalisations et il y en eut pourtant. Plus que le discours de politique générale de Manuel Valls en avril 2014, c’est son expression improvisée, impressionnante, bouleversante à la tribune de l’Assemblée nationale au lendemain des massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher qui reste au cœur de ma mémoire. C’était l’expression d’une passion pour notre pays, pour la République. Ce discours avait une puissance folle, une capacité inédite de susciter l’union nationale et il aurait été heureux que cette union voit le jour. Le moment le voulait.
Au fond, que savais-je de Manuel Valls après ces années de compagnonnage partisan ? Beaucoup sans doute au plan politique, mais si peu finalement au plan personnel. Quelques bribes d’histoire, tout au plus. Son livre donne enfin des clés pour le connaître, comme pour fendre l’armure. Il le fallait. C’est pour cela aussi qu’il est bienvenu. Comprendre l’appel de Barcelone, la passion de la littérature et des arts, celle de la République et de la laïcité, celle des paysages français par l’itinérance avec ses parents et sa sœur sur les routes, l’été, de la Catalogne. Pas une goutte de sang français met des images, des souvenirs, un Panthéon personnel, des émotions sur l’amour de la France dont Manuel Valls parlait volontiers, mais qu’il n’avait jamais livré aussi librement. Devenir français à 20 ans, être nommé Premier ministre à 50 ans, l’histoire est saisissante. Rien n’est plus fort que de se sentir français de toute son âme, d’où que l’on vienne, d’ici ou de loin. La France est un héritage, un état d’esprit, pas une affaire de sang. Elle n’est pas ce qu’Eric Zemmour raconte, entre haine et mensonges. Elle doit être protégée de tous les communautarismes qui s’en prennent à elle, à la République et à ses valeurs, aux droits qui sont les nôtres, citoyens français.
Voilà pourquoi j’ai aimé le livre de Manuel Valls. C’est un témoignage qui esquisse l’unité d’un homme. Des questions demeurent sûrement. J’ai encore à comprendre l’épisode de la déchéance de nationalité en 2016, qui laisse dans ma mémoire le souvenir d’une déchirure personnelle et politique. J’aimerais aussi découvrir l’engagement de Manuel Valls à Barcelone, citoyenneté européenne par la preuve, convaincu que ce qui se joue en Catalogne n’est pas sans conséquence pour l’Europe tant les nationalismes menacent et les replis identitaires avec eux. Il y a dans tout parcours des choix, des erreurs, des moments de grâce et de peine. Personne n’en est exempt. Aucun chemin politique n’est linéaire et sans encombre. Et aucune histoire n’est close sauf à ce que la vie en décide autrement. J’aime l’idée des rebonds, pas forcément pour faire ce que l’on faisait avant, mais simplement, sincèrement pour être utile. Chacun doit pouvoir venir avec ses convictions, son idéal, ses causes, Manuel Valls comme d’autres. En ces temps rudes de crise sanitaire, économique, morale et politique, qui mettent au défi l’action publique, les combats pour la démocratie, la justice, le progrès, la liberté, la solidarité requièrent plus que jamais le rassemblement de toutes les volontés.
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