En fin de cette semaine, les 10 et 11 décembre, une importante réunion du Conseil européen se tiendra à Bruxelles, consacrée à la réponse de l’Union européenne à la crise sanitaire et à ses conséquences économiques et sociales dans chacun de nos pays. Cinq mois ont passé depuis l’accord européen de juillet 2020. Une seconde vague de Covid est intervenue, violente et meurtrière, conduisant à de nouveaux confinements desquels nous peinons à sortir. L’économie européenne souffre et nos sociétés avec elle. Il est nécessaire, urgentissime même de mettre en œuvre l’accord européen de juillet et de donner corps à la relance pour qu’un désastre social ne succède pas à une catastrophe sanitaire. Pourtant, la Hongrie et la Pologne continuent de faire veto : pas question d’appliquer l’accord si l’accès aux fonds européens est lié au respect de l’Etat de droit. Alors qu’en cette fin d’année redoutable, l’angoisse des Européens et leur souffrance n’ont jamais été aussi grandes, cette obstination confine à l’indécence. Et voudrait que l’on en tire les conclusions en faisant à 25, sans ces deux pays, ce que l’on entendait faire à 27. C’est triste et c’est surtout rageant. Une chose est sûre : il n’est plus temps d’attendre, il est plus que temps d’agir.
Des crises, l’Union européenne en a affronté de profondes depuis une vingtaine d’années, entre crash financier et dettes souveraines. Ses lenteurs et lourdeurs ont été critiquées. A chaque secousse, l’Union se découvrait sous-équipée, juridiquement, institutionnellement, politiquement. Faute d’avoir su ou voulu anticiper, elle était souvent à la remorque des évènements. Elle aurait pu sombrer, ballotée par les circonstances. Elle ne l’a pas pourtant pas fait, trouvant dans l’adversité l’ultime ressource de réagir. Les circonstances, précisément, l’ont conduit à innover, à sortir des cadres et à briser plusieurs tabous tenaces. Tous les tabous ? Non, pas tous, et c’est là que la crise sanitaire du Covid-19 marque certainement une rupture. Depuis le début de la pandémie en février 2020, l’Union européenne a été à la hauteur. Le rachat massif de dettes par la Banque centrale européenne dès le mois de mars a permis de contenir les taux d’intérêts et d’éviter ainsi l’asphyxie des banques et de l’économie européenne. Surtout, l’accord du 21 juillet entre les 27 Etats membres a jeté les bases d’un plan de relance massif et inédit, constitutif d’un saut politique majeur.
Approfondir le projet européen
L’accord de juillet ouvre en effet la voie à l’approfondissement du projet européen en autorisant la Commission européenne à s’endetter au nom des Etats membres pour un montant considérable (750 milliards d’Euros) afin de venir en aide à ceux d’entre eux les plus affectés par la crise. Cette dette commune est une étape décisive vers une union de transferts : 390 milliards sur les 750 milliards de l’emprunt seront transférés aux Etats membres sous forme de dons, remboursés par les 27 ensemble au prorata des PIB nationaux respectifs, quel que soit le montant des dons dont ils auront bénéficié. C’est un pas considérable vers la solidarité entre Etats et aussi un acte de foi envers le projet européen. Car s’endetter ensemble pour 30 ans, c’est affirmer sa confiance en l’Europe. Est-ce un précédent, un tournant « hamiltonien », par analogie à l’histoire des Etats-Unis, avec la création d’une dette fédérale, ou juste une décision ponctuelle, imposée par des circonstances inédites, que l’on s’empressera de décrire comme une exception sitôt la crise passée ? J’opte pour la première alternative, certes par conviction mais aussi par réalisme.
L’accord de juillet 2020 est un tournant politique difficilement réversible. Sans engagement franco-allemand, il n’aurait jamais pu voir le jour (et sans Brexit non plus, d’ailleurs…). Longtemps l’Allemagne s’était montrée résolument hostile à toute mutualisation de la dette des pays européens. La crise sanitaire, par sa violence et sa profondeur, l’a menée à la prise de conscience que l’ampleur de la récession à venir menaçait l’existence même de l’Union et qu’il fallait pour cela aider les pays les plus touchés à la périphérie de celle-ci. Le sens de la responsabilité à l’égard de l’Europe, partagé au centre de la vie politique allemande, a prévalu. Mais ce tournant, aussi important soit-il en Allemagne et en Europe, n’est pas suffisant. Il manque toujours une gouvernance de la zone Euro structurant la coordination des politiques budgétaires nationales et les priorités de réforme à entreprendre par les Etats membres. C’est cette logique de convergence et donc de confiance qui permettra à terme la mutualisation des titres de dettes. Ce dernier pas reste à faire. Le souci d’asseoir l’acceptabilité du saut de juillet par les opinions publiques nationales, y contribuera.
Une première dette commune lie désormais les Européens, qu’il faudra rembourser. Comment le faire, si ce n’est en dotant l’Union européenne de ressources propres et en progressant vers l’autonomie budgétaire. Comme avec le produit d’une taxe carbone aux frontières extérieures, d’une taxe GAFA ou/et d’une taxe sur les transactions financières. Peut-être que cela prendra du temps. Ou pas, là encore en fonction des circonstances. Le plafond des ressources propres a déjà été relevé à 1,8% à la faveur de la crise. L’on objectera alors la position des Etats « frugaux » : Pays-Bas, Danemark, Suède, Autriche et Finlande. Mais que disent-ils vraiment ? Qu’il est nécessaire d’éviter que certains Etats membres aux finances publiques « relâchées » se comportent comme des passagers clandestins et jouissent de la solidarité européenne sans consentir aux mêmes disciplines. Ils n’ont pas tort. C’est une préoccupation compréhensible. Elle doit être prise en compte. Il faut introduire de la conditionnalité et une obligation de résultats à la charge de tous en retour de la solidarité européenne. C’est vrai en termes de gestion des finances publiques. Et aussi d’Etat de droit.
Comment y donner corps en privilégiant une solidarité saine qui construise l’avenir ensemble ? Par une évolution de certaines règles européennes excessivement présentées ou perçues comme des totems. En sortant par exemple l’investissement du champ du déficit maximum dans le Pacte de stabilité et donc en réformant le Pacte. Dans un contexte de taux d’intérêt négatif, il faut en effet pouvoir s’endetter pour investir dans les dépenses d’avenir (climat, numérique, santé, éducation). Et être exigeant à l’inverse sur la maîtrise des dépenses de fonctionnement, en particulier sur le devoir de réformer l’Etat et d’en contrôler rigoureusement les comptes. Les « frugaux » ont su marchander chèrement leur soutien, au risque parfois de miner la cohérence de l’effort d’ensemble et son efficacité recherchée. Ainsi, leurs rabais respectifs dans le cadre budgétaire pluriannuel n’ont pas disparu, mais augmenté. Des engagements importants dans ce même cadre ont été sacrifiés. Le programme de recherche « Horizon EU » a été réduit de 100 milliards d’Euros à 81 milliards. EU4Health, le fonds destiné à créer une Europe de la santé, a été supprimé.
Pour une Europe souveraine
C’est de ce risque d’incohérence dont il faut se parer. Comment ? En apprenant de cette crise, en changeant de braquet, en ancrant l’Union européenne dans une logique et une démarche de puissance. L’Europe ne doit pas attendre d’autres pays ou régions du monde, les Etats-Unis par exemple, qu’ils agissent pour elle. Ce temps-là est révolu. Le monde a changé. C’est de souveraineté et de résilience dont il s’agit désormais. Face à la Chine, à la Russie, à la Turquie, l’Europe doit parler haut et agir fort. Elle le peut, elle vient de le montrer. Elle doit aussi mesurer les dangers qui la guettent, dont celui du décrochage économique. Il y a 40 ans, les pays qui constituent aujourd’hui la zone Euro représentaient 21% du PIB mondial. Ce n’est plus que 12% aujourd’hui. La chute de la démographie européenne y est pour quelque chose, mais aussi une innovation insuffisante, un effort de recherche trop juste et l’inachèvement de l’union économique et monétaire le sont aussi et pour une plus large part. La croissance européenne est trop faible. L’Europe reste insuffisamment intégrée. Les différences entre son centre et la périphérie sont son talon d’Achille.
L’Europe post-Covid ne pourra plus être la même pour toutes ces raisons. Et c’est autant affaire d’état d’esprit que de règles. Le développement et le rattrapage économique du sud et de l’est de l’Europe bénéficieront à tous. Or, la moitié des aides d’Etat intervenues depuis le début de la pandémie concernait l’économie allemande. Comment concilier ceci avec le souci de cohésion et de soutien prioritaire aux économies les plus malmenées, au risque que la crise, malgré tous les efforts entrepris par l’Union, ne rende plus grandes encore les différences entre Etats membres et jouent de facto contre son affirmation internationale ? Cette contradiction-là doit être relevée car il en va de la crédibilité de l’Union. L’état d’esprit utile, c’est celui de juillet 2020, lorsque la volonté d’agir ensemble et pour tous l’a emporté sur tout le reste. Il appelle la cohérence dans la définition de l’intérêt commun comme dans celle des priorités retenues. Cela veut dire, entre autres, éviter tout retour trop brutal aux équilibres, notamment sur les dettes nationales, et prolonger l’intervention de la Banque centrale européenne afin de donner de l’air aux économies les plus affectées.
Oui, il faut des règles, mais repensées au regard des priorités mises en lumière par la crise comme des difficultés qu’elle aura révélées. A l’évidence, une politique de concurrence sans projet industriel n’a plus grand sens. L’Europe devra s’affirmer dans des secteurs stratégiques tels l’intelligence artificielle, la défense, les énergies renouvelables ou l’hydrogène. Hors champ économique, la libre circulation des personnes ne pourra plus faire abstraction d’une politique d’immigration claire et donc d’une remise à plat de Schengen. Tout cela peut pour une part se faire hors évolution des Traités. Et par une réforme des Traités si c’est une condition nécessaire de faisabilité et de visibilité de l’action européenne, en particulier s’il s’agit d’affirmer par la preuve la souveraineté européenne dans de nombreux domaines : commerce, économie, climat, santé, migration, sécurité et politique étrangère. La question institutionnelle devra être ouverte. Tout ne peut reposer sur les seuls chefs d’Etat et de gouvernement statuant à l’unanimité. Il faudra passer à un mode de décision privilégiant les majorités larges. Ce devra être le cœur de la conférence sur l’avenir de l’Europe, celle qui écrira l’Europe d’après.
4 commentaires
Un soir de décembre
J’écris ce petit mot, assis sur le lit de ma chambre d’hôtel, un carton de pizza vide à mes pieds. Je suis à Huelgoat, dans le Finistère, dans les Monts d’Arrée. Nous sommes le 16 décembre. Dehors, il fait nuit noire. Il tombe des cordes et un froid à glacer les os s’installe. Le vent souffle en tempête. Au milieu du carrefour, un pauvre sapin de Noël décoré de quelques boules et guirlandes improbables plie sous les bourrasques Il n’y a personne dans la rue. C’est l’heure du couvre-feu. A l’hôtel, les 13 chambres sont occupées. 12 autres voyageurs comme moi, chacun avec sa pizza, sa petite bouilloire, sa télévision, sa solitude. Nous ne nous voyons pas, nous ne nous croisons pas. Il n’y a plus de dîner, de déjeuner, de petit-déjeuner. Il y a juste des bruits épars, un fond de film un peu sonore, l’écho d’un voisin ronfleur ou enrhumé. C’est la vie des voyageurs par temps de Covid et de confinement. Personne ici n’est venu visiter Huelgoat. Même en décembre pourtant, Huelgoat, c’est beau avec son lac, sa forêt, le Chaos et la Roche tremblante. Je suis là, nous sommes là car l’Hôtel du Lac est le seul établissement ouvert entre Lorient et Morlaix. Tout simplement. Et quand on bosse loin de la maison, il faut pouvoir dormir quelque part. Et manger aussi.
Je suis un petit indépendant. Mes missions de conseil, mes engagements, j’y tiens. C’est ma vie, ce sont mes revenus. Je n’ai aucun filet si tout devait s’arrêter. Ma petite entreprise, je me bats pour qu’elle passe la crise. Aussi longtemps que les règles sanitaires le permettent, je me déplace. Jusqu’à mon département natal en cette mi-décembre. Je n’ai pas voulu rester dans la maison de mon enfance, là où habite ma maman. Je vis en Belgique, où la pandémie est la plus rude en Europe. Je ne veux exposer personne au risque. C’est dur d’être loin et proche à la fois, et plus encore ici. Sur mon IPhone, je fais défiler les photos de Noël il y a un an, des visages heureux, joyeux et tranquilles. Qui aurait bien pu imaginer où nous serions en ce mois de décembre ? Le recul donne le vertige. La peur a envahi la société. On nous parle de colère. Je ne crois pas qu’il y ait colère. Il y a la crainte, l’angoisse, ce sentiment irrationnel, torturant ou taraudant, qui prend aux tripes. Et c’est bien plus redoutable. Tant de hauts, de bas, d’ordres et de contre-ordres. Au printemps dernier, j’avais écrit un papier critique sur la parole publique au défi du Covid. Elle souffre, la parole publique. Elle souffre d’être bavarde et confuse là où elle aurait dû fédérer.
Combien de mois depuis que je n’ai plus serré une main ? Je ne m’en souviens même plus. Les gestes barrières, les masques, le gel, les distances ont envahi le quotidien. Il le faut. Pourtant, je tiens mes réunions. Il y a le « on » et le « off », l’ordre du jour et les apartés. Ces moments-là sont forts et chaleureux. Ils trompent les solitudes. On se confie des choses sur la crise, des réflexions et des idées, des regrets et des espoirs, même sans se connaître. Comme le micro-trottoir de la vraie vie. Les choses sont dites, lâchées plus facilement, plus douloureusement aussi. Mises bout à bout, elles dessinent les attentes, les espoirs, les volontés, les exigences. Si certains imaginent que l’après-Covid sera « business as usual » ou plutôt « business as previously », ils se trompent lourdement. Le déni de souffrance et les propos lointains seront ravageurs. Quand des millions de gens prennent la crise, la galère, la maladie et peut-être la mort dans la figure, on ne vient pas leur parler de la réforme des retraites. A la sortie de crise, il faudra être sacrément à la hauteur. Et donner un contenu concret à la résilience. Les mots ne suffiront pas. Ce sont des actes qu’il faudra poser et des résultats qu’il faudra apporter à des sociétés en attente d’humanité.
Aujourd’hui, avant de retrouver l’hôtel, j’ai traversé ces villages finistériens chers à mon cœur, dans l’Arrée, puis dans le Léon, face à la Manche. Décembre n’est pas juillet. Il manquait la lumière, malgré les illuminations ici et là. Il manquait surtout un coin où s’arrêter. Nulle part où aller, pas de café, pas de restaurant, pas même de banc où s’asseoir, rien à emporter si ce n’est un malheureux sandwich de supermarché, avalé dans la voiture avec un Perrier tiède. Tout est fermé, rien n’est permis. C’est étrange de rouler des heures en rêvant d’un thé ou d’une tasse de café jusqu’à l’obsession. D’espérer que le maire avec qui j’avais rendez-vous aurait peut-être une petite cafetière. Et le remercier avec effusion quand elle apparaît… Dans une semaine, ce sera Noël, même derrière les masques qu’il nous faudra désormais porter entre les plats du réveillon. Puis, comme le disent les Allemands, nous glisserons vers 2021. Il faudra tenir bon, nous protéger, protéger les autres. Se préparer au vaccin, se faire vacciner. Car la solidarité, c’est accepter cette responsabilité-là. La santé, nos libertés, notre avenir en dépendent. Comme notre capacité, ensemble, à bousculer le chaos du monde en quête de cohérence, d’imaginaire et d’horizon.
10 commentaires