Les élections régionales et départementales devaient avoir lieu en France en mars 2021. En raison de la pandémie, elles seront finalement repoussées au mois de juin 2021, le gouvernement ayant choisi de suivre la recommandation faite en ce sens par l’ancien Président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré et de présenter au vote du Parlement un projet de loi qui la mette en œuvre. C’est la décision la plus juste, le précédent des élections municipales de mars dernier ayant montré combien le contexte de crise sanitaire pouvait alimenter dramatiquement l’abstention. Or, la participation électorale est une donnée importante, critique même. Les enjeux des élections régionales et départementales sont conséquents pour l’avenir de nos territoires. La légitimité des assemblées et des exécutifs qui seront mis en place l’est également. Plus la participation sera forte, mieux ce sera et s’il faut pour cela patienter 3 mois de plus, faisons-le. Une campagne doit pouvoir avoir lieu qui permette à chacun des projets de se confronter. Le scrutin doit pouvoir être organisé sereinement selon un compte à rebours qui donne confiance aux électeurs et aux candidats.
Il n’en reste pas moins que le report de ces élections interroge plus largement pour l’avenir sur l’exercice de la démocratie en situation de crise. On ne peut confiner l’expression du suffrage et la réponse ne peut être systématiquement le renvoi des élections à une date ultérieure lorsque survient une difficulté importante. La prolongation par la loi d’un mandat en cours d’exécution relève toujours de l’anomalie démocratique et cela doit le rester. Le mérite de ce débat sur le renvoi des élections régionales et départementales à juin 2021 aura été d’ouvrir une autre réflexion, celle-ci consacrée au vote par correspondance ou, terme plus ajusté, au vote anticipé. Il faut s’en réjouir. Si je comprends que la mise en place d’un vote anticipé pour les élections de mars prochain aurait été matériellement redoutable à organiser à une poignée de mois de distance seulement, je comprends beaucoup moins en revanche les propos péremptoires ou définitifs à l’égard du principe même du vote anticipé. Ils ne me convainquent pas. Des Etats de grande tradition démocratique ont su instaurer avec succès le vote anticipé, pourquoi donc la France ne le pourrait-elle pas ?
Tout repose sur la sécurisation du vote anticipé et sur la simplicité de ce mode d’expression du suffrage dans le regard de l’électeur. Il n’y a pas de fatalité à ce que la solution relève de l’usine à gaz ou de la fraude à grande échelle. Convoquer depuis 50 ans les mêmes histoires recuites de votes étranges survenus en Corse ou ailleurs pour condamner par principe le vote anticipé n’est plus acceptable. Le droit électoral français est corseté par toute une série de totems, pour certains antédiluviens, devenus in fine préjudiciables pour la participation électorale. Le monde a changé et les méthodes de campagne électorale avec lui. Songeons par exemple à ce que l’apparition des réseaux sociaux a pu apporter à la mobilisation politique ces dix dernières années. Dans ce contexte et pour de multiples raisons, les électeurs français d’aujourd’hui sont certainement plus prêts à considérer un vote anticipé que ne l’étaient les électeurs d’il y a une ou deux générations. Et si le rendez-vous électoral d’un dimanche doit rester la base, l’expression du suffrage avant ce même dimanche doit pouvoir aussi être une possibilité pour les électeurs qui le souhaitent, sans avoir à en justifier les raisons.
La récente élection présidentielle américaine a mis en lumière la valeur du vote anticipé. La plus grande participation électorale de l’histoire des Etats-Unis a reposé, entre autres, sur l’utilisation massive du vote anticipé par des électeurs que le contexte de crise sanitaire dissuadait d’aller jusqu’au bureau de vote le mardi 3 novembre et qui ne l’auraient sans doute pas fait malgré tout leur intérêt pour le scrutin. N’en déplaise à Donald Trump, aucun de ces suffrages n’a été annulé à ce jour, les experts électoraux saluant même à l’inverse les élections les plus sûres de l’histoire américaine. Prenons exemple également du vote anticipé pratiqué en Allemagne depuis plus de 60 ans. Lorsque le Chancelier Gerhard Schröder l’avait emporté au finish de 6 000 voix sur tout le pays contre son concurrent Edmund Stoiber en 2002, personne n’était venu affirmer que cette très faible avance était illégitime parce que le vote anticipé y avait contribué. Aux dernières élections au Bundestag en 2017, ce sont près de 30% des électeurs allemands qui avaient voté par anticipation, un chiffre chaque fois plus élevé, preuve de la confiance qu’ils accordent à ce mode d’expression du suffrage.
Mon épouse espagnole vote depuis l’étranger aux élections dans son pays. Elle reçoit à la maison le matériel électoral, les enveloppes à code barre et les bulletins de vote. Elle fait son choix, glisse les enveloppes les unes dans les autres et renvoie le tout à l’Ambassade d’Espagne, qui fera parvenir les enveloppes vers le bureau de vote concerné en Espagne. Le système est sûr et compréhensible. Il concerne les Espagnols de l’étranger, mais aussi et surtout les Espagnols en Espagne. Comment y avoir recours ? En introduisant simplement une demande de vote anticipé auprès des autorités compétentes. Ce moyen de vote permet d’écarter les barrières de toute sorte, qu’elles soient géographiques, générationnelles, technologiques ou sanitaires. Tout citoyen qui veut voter le peut concrètement. Il existe ainsi une richesse d’exemples chez nombre de pays partenaires dont la France aurait mérite à s’inspirer pour un exercice sain de «benchmark » électoral. Cet exercice est nécessaire et il serait heureux que la représentation nationale ose s’en charger, fusse au grand déplaisir du Ministère de l’Intérieur. Sur un tel sujet, c’est au Parlement de prendre ses responsabilités.
Ne rien rejeter, ne rien copier non plus, imaginer en tout état de cause le possible, tel doit être l’objectif. Des difficultés objectives peuvent exister, moins tant par le risque de fraude – l’électeur français ne peut être présumé tricheur – que parce que nos modes de scrutin majoritaire, uninominaux et plurinominaux, reposent sur deux tours séparés par une semaine seulement, à l’exception de l’élection présidentielle. Sans remettre en cause ces modes de scrutin, il pourrait être possible d’allonger à deux semaines de distance l’écart entre les deux tours, à l’instar de l’élection présidentielle, ce qui autoriserait plus facilement l’organisation d’un vote anticipé qu’un délai d’une semaine rendant en effet aléatoire l’acheminement en temps utile du matériel de vote auprès des électeurs qui en auraient fait la demande. Je regrette que le rapport Debré tire un enseignement général de la difficulté du vote par correspondance postale autorisé exceptionnellement pour les élections législatives des Français de l’étranger. Ces difficultés s’expliquent dans un contexte particulier, auquel des garde-fous auraient permis au demeurant de répondre.
Notre vie démocratique doit s’adapter aux risques et opportunités de notre temps et rechercher toujours la participation électorale la plus élevée. Voter est un devoir civique. C’est un exercice dont il faut rappeler l’importance et la solennité aussi. Il n’est pas anodin. Tant de citoyens ont donné leur vie pour pouvoir conquérir le droit de vote. Et tant de citoyens d’aujourd’hui, de ce début de XXIème siècle, ne l’ont toujours pas, vivant sous le joug de régimes autoritaires, où leurs droits sont piétinés et leurs libertés ignorées. Les élections sont importantes. Redonner foi en l’exercice du suffrage commence par faciliter la participation. Chaque voix compte, chaque voix doit être sécurisée. Le vote anticipé est une manière simple de prendre part au rendez-vous d’un pays, d’une région ou d’une commune, au rendez-vous d’un destin. J’espère que le débat qui s’est ouvert à la faveur du renvoi des élections régionales et départementales à juin 2021 ne s’éteindra pas et que la proposition d’introduction du vote anticipé en France figurera au programme des candidats aux rendez-vous électoraux du printemps 2022. Il le faut.
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Protéger la liberté d’informer
Comme bien d’autres citoyens, je suis à distance les débats parlementaires sur la proposition de loi dite de « sécurité globale », actuellement à l’Assemblée nationale où le vote en première lecture interviendra demain mardi 24 novembre. Le sujet est fort car la demande de protection est réelle dans notre société. Et dans ce cadre, un infini respect est dû aux forces de l’ordre dont l’engagement auprès des Français et pour les Français est plus que jamais déterminant et précieux. Je ne serai jamais de ceux qui les contestent par idéologie ou instruisent à leur égard un quelconque procès d’intention. Protéger, c’est aussi et en effet protéger les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions. Ceci, cependant, doit se faire dans le cadre des droits et libertés consacrés par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme. Or, la proposition de loi en cours de discussion soulève de ce point de vue une sincère interrogation. En clair, je ne crois pas qu’il faille créer un nouveau délit dans la loi du 29 juin 1881 sur la liberté de la presse pour protéger les forces de l’ordre.
De quoi s’agit-il ? De punir d’un an de prison et de 45 000 Euros d’amende le fait de diffuser des images d’un policier national ou municipal ou d’un militaire « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». La rédaction de l’article 24 de la proposition de loi et son esprit aussi me paraissent heurter de front la liberté fondamentale d’informer. Comment en effet caractériser ce « but manifeste », cette intention ? Quelle interprétation lui donner ? C’est sur les actes que l’on sanctionne, pas sur l’intention. Sans méconnaître l’objectif de protection des forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions, que j’accepte volontiers, il y a là pour moi une rédaction suffisamment imprécise pour que soit constituée une atteinte disproportionnée à la liberté d’informer. En d’autres termes, l’article 24 qui, comme le reste de la proposition de loi n’a pas fait l’objet d’un avis du Conseil d’Etat, encourt le risque de la censure par le Conseil constitutionnel. Ce serait une erreur, dès lors, de l’adopter malgré tout.
Les journalistes ont une éthique professionnelle. Ils travaillent pour informer, le plus librement et complètement possible. Leur engagement est fondamentalement antinomique avec l’intention de nuire apparaissant dans la rédaction de l’article 24, au point que l’on pourrait se dire qu’il ne les concerne pas. C’est d’ailleurs ce que le gouvernement a tenté d’expliquer en modifiant par amendement in extremis la rédaction de l’article 24 avant son adoption par l’Assemblée nationale le 20 novembre. L’expression « sans préjudice du droit d’informer » a en effet été rajoutée. La crainte demeure, cependant, que cet article puisse alimenter, une fois entré en vigueur, des situations ou comportements restrictifs de la liberté de filmer et du travail des journalistes-reporters d’images lors d’interventions des forces de l’ordre. De tels dérapages ont pu déjà ponctuellement se produire, malheureusement. La liberté de filmer doit rester totale. Ce d’autant plus que le droit permet déjà, sans qu’il soit besoin de le modifier, de sanctionner l’utilisation malveillante d’une vidéo.
C’est là précisément que le débat actuel est interpellant. La loi ne peut être bavarde ou source de confusion, volontaire ou pas. Sur ce sujet en particulier, il faut pouvoir légiférer sereinement, clairement et plus que tout utilement. Ou s’en abstenir si ce n’est pas utile. Comment l’obligation de floutage des visages de policiers a-t-elle pu apparaître dans le débat à l’initiative du Ministre de l’Intérieur alors que la proposition de loi et les rapporteurs parlementaires n’en faisaient pas état ? Et pourquoi le Ministre a-t-il souhaité que les journalistes doivent à l’avenir prévenir les autorités à l’avance avant de couvrir des manifestations ? Ce sont des développements et positions qui contreviendraient clairement à la liberté d’informer et qui inquiètent légitimement. L’exercice de l’information dans une société de liberté et de responsabilité ne peut être encadré, coaché ou contrôlé. La presse, sa liberté, son indépendance et son travail doivent être respectés. C’est un contre-pouvoir décisif et précieux dans nos démocraties.
J’aime la presse et les journalistes. J’ai eu la chance de travailler un peu dans un journal au début de ma vie professionnelle. Surtout, les années que j’ai passées à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe m’ont conduit à suivre attentivement la liberté d’information dans les pays où elle est battue en brèche, à échanger avec des journalistes et directeurs de rédaction passionnés, cherchant juste à faire leur métier contre des pouvoirs hostiles ou menaçants. Loin de moi l’idée de suggérer que la France prendrait ce chemin-là, mais il faut néanmoins vouloir rappeler que la liberté de la presse et des médias est fragile partout et qu’elle reste in fine un combat de tous les jours. Quand divers obstacles se dressent sur la route de l’information, le risque est bien souvent celui du renoncement et de l’autocensure, et rien n’est plus préjudiciable. Protéger ne doit pas conduire à rogner une liberté, qu’il s’agisse de protéger les journalistes ou les forces de l’ordre. La sécurité et la liberté ne s’opposent pas, elles doivent progresser ensemble.
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