
Il est tard ce dimanche soir. La nuit enveloppe le TGV qui file vers la Bretagne. L’hiver vient et avec lui son cortège de jours courts et d’incertitudes. Je n’ai jamais vraiment aimé cette période de l’année. Les fêtes sont encore lointaines. C’est la saison des budgets, ceux des entreprises, ceux de l’Etat aussi. Etablir un budget n’est jamais facile, le voter ne l’est pas davantage. J’ai le souvenir de jours et de nuits dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale, votant des amendements à la chaîne jusqu’aux aurores, cuit de fatigue comme la plupart de mes collègues. Je mesure la responsabilité des parlementaires en cet automne de tous les dangers face à des finances publiques lourdement dégradées et en l’absence de majorité pour le gouvernement. Sans doute cette équation budgétaire est-elle la plus difficile de la Vème République. La politique est affaire de passions et de convictions, de responsabilité et de sens de l’Etat aussi. Peut-on imaginer que la France, avec ses déficits et son endettement, termine l’année 2024 sans budget pour 2025 ? Que le gouvernement, renversé ou pas, démissionnaire ou pas, se retrouve contraint en janvier de tenter de faire appliquer – chose inédite – le budget par ordonnances, faute d’avoir pu en obtenir le vote par le Parlement ? La question peut apparaître folle et elle est pourtant désormais réelle.
J’ai le sentiment que notre pays peut partir à vau-l’eau demain. La dégradation des finances publiques est un échec politique majeur. Nous, Français, jouons très gros en ces ultimes semaines de 2024. Il en va de la croissance de notre économie, de la compétitivité de nos entreprises, de nos emplois, de nos salaires, de notre pacte social, de notre vivre-ensemble. Personne, sans doute, y compris même le Premier ministre, ne trouvera le projet de budget pour 2025 idéal. Il est le reflet des circonstances et d’une bien trop faible marge de manœuvre. Il y a des dispositions dans ce budget que je n’aime pas, autant dans les recettes que dans les dépenses d’ailleurs, et qu’en temps ordinaires, si j’étais encore parlementaire, je tenterais de corriger. Mais les temps ne sont plus ordinaires, ils sont terriblement périlleux pour la France et pour nous tous. La perspective de la censure du gouvernement et donc de son renversement par les oppositions à l’Assemblée nationale devient réelle et peut-être même probable. Elle m’effraie, par-delà l’appréciation sur le budget, car il n’existe aucune alternative en l’état de l’arithmétique à l’Assemblée nationale pour conduire une politique fondamentalement différente de celle que met en œuvre Michel Barnier. Prétendre l’inverse serait un déni de vérité.
J’espère ainsi que la censure ne sera pas votée par l’Assemblée, même si le Rassemblement national décidait de s’y rallier. Il faudrait pour cela que les députés socialistes choisissent enfin de rompre avec La France Insoumise. J’espère qu’ils auront ce courage. J’ai quitté le PS en 2017, mais l’espace politique de la gauche de gouvernement demeure le mien. La famille socialiste a pour elle d’avoir exercé les plus éminentes responsabilités de l’Etat, d’avoir affronté des situations de crise, d’avoir tenu bon pour protéger la France et les Français, d’avoir su se dépasser lorsque les circonstances l’exigeaient. Elles l’exigent aujourd’hui à nouveau. Il est urgent d’éviter à la France une crise financière et une crise de régime, dont les plus fragiles et les plus humbles de nos compatriotes seraient les premières victimes. La France doit être gouvernée, elle doit être prémunie d’une envolée funeste des taux d’intérêts, elle doit conserver à l’échelle européenne et internationale une voix écoutée et influente. Tout cela, elle le perdrait si demain, sans budget ni gouvernement, 2025 devenait pour notre pays un saut dans l’inconnu. La censure ne se vote pas au bénéfice du vide, sans autre alternative que l’incantation ou le calcul. Et encore moins pour organiser l’empêchement du Président de la République et forcer sa démission.
Sur ce blog, j’ai explicité mon vote en 2017 et 2022 pour Emmanuel Macron. En 2017, j’ai voulu voir en lui l’héritier des idées de Michel Rocard qui avaient tant influencé mon cheminement politique. Je me suis trompé. Macron n’est pas Rocard. En 2022, j’ai à nouveau voté pour lui car le « quoi qu’il en coûte », en réponse à la pandémie, avait été pour moi un temps social-démocrate. Aux autres élections, j’ai voté pour la gauche de gouvernement, la gauche républicaine, la gauche laïque, celle que porte par exemple Loïg Chesnais-Girard en Bretagne, ma région. Ma gauche n’est pas celle de LFI. Elle en est même rigoureusement aux antipodes. Que le PS en soit réduit à l’état de vassalisation par rapport à Jean-Luc Mélenchon m’afflige. Comment peut-on partager un quelconque combat avec LFI, qui vote pour la suppression de la contribution financière de la France à l’Union européenne ? Ou qui dépose une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour abroger le délit d’apologie du terrorisme ? Je suis orphelin d’une offre politique qui placerait le progrès social, la croissance décarbonée et l’ordre public au cœur de l’action. Je ne peux me résoudre à ce que l’avenir soit dans un second tour mortifère entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, garantie de l’élection haut la main de cette dernière.
J’ai envie de revoter pour mes idées, de militer pour elles, de construire avec d’autres cette offre politique dont je rêve. J’en ai assez de faire barrage. Je comprends pourquoi des millions de gens se sentent floués par les résultats des élections législatives de l’été dernier. Personne n’a gagné et ce n’est pas normal. Une élection doit désigner des vainqueurs. Or, il n’y en a pas eu. A toujours voter utile et donc pour d’autres pour préserver la République, c’est la lisibilité des scrutins et leur acceptabilité qui disparaissent. C’est un poison pour la démocratie. Il faut que cela change. On pourrait disserter à l’infini sur l’immaturité du débat politique français, l’absence de culture de coalition, les calculs communautaristes de Jean-Luc Mélenchon et la xénophobie du Rassemblement national. Tout cela est juste, mais vain tant il y a le feu. Ce n’est pas être grand clerc que de prédire que l’actuelle législature n’a pas d’avenir. Elle pourrait approuver deux textes : le budget pour 2025 bien sûr, et une réforme du mode de scrutin pour les élections législatives. Je plaide pour une représentation proportionnelle à l’échelle départementale, qui permette de redistribuer les cartes, de voter pour ses idées et de forger ensuite, en transparence et responsabilité, un contrat de gouvernement au service des Français.
On a beaucoup moqué le soi-disant « vieux monde ». C’était injuste et hors de propos. La crise des gilets jaunes a montré, s’il le fallait, que l’avenir de la France ne se décrétait pas d’en haut avec toute l’humanité d’un tableur Excel. Il faut connaître la France et sa diversité, territoriale, générationnelle, économique, humaine pour prétendre la changer. On ne réforme pas la France contre les Français, sans vouloir les convaincre, sans accepter d’être convaincu par eux aussi. Le déni de galère et l’indifférence sociale sont, à raison, ressentis durement et injustement. J’aime la formule de François Ruffin sur les bourgs et les tours. C’est la réalité de la France, de ses richesses et de ses peines, de ses attentes et de ses colères. On ne peut opposer une France à une autre, on ne peut en écarter une pour l’autre, par mépris, calcul ou haine. Il faut des tripes et de l’émotion pour écrire une nouvelle page du récit national, une page qui rassemble et qui engage. La politique n’est pas un situationnisme. Elle doit retrouver valeur d’idéal. J’ouvre souvent les livres un peu jaunis de ma bibliothèque. Il y a Rocard, Mendès France, Delors aussi. J’ai retrouvé il y a peu un petit mot manuscrit de Pierre Mauroy. Ce temps-là avait de l’allure. Il ne reviendra pas, mais les idées demeurent pour demain. Il n’en tient qu’à nous.
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Louis Mermaz, acteur et témoin d’une époque
Demain, pour la seconde fois sous la Vème République et la première fois depuis 62 ans, un gouvernement sera renversé par l’Assemblée nationale. C’est le jeu de la vie parlementaire. Ce sera également un moment de bascule pour la France, affaiblie par la dégradation des finances publiques et une conjoncture économique difficile. Combien de fois n’a-t-on pas écrit que la République était à la croisée des chemins, au risque de galvauder l’expression ? Mon sentiment, pourtant, est que cette expression n’aura jamais été aussi indiquée qu’en cette fin d’année 2024. Alors qu’une crise économique et peut-être financière menace, faut-il regarder le renversement du gouvernement comme un simple avatar, certes peu fréquent, dans le cours démocratique d’une nation ou l’appréhender au contraire comme une alerte sérieuse, un appel à la responsabilité et à l’union ? Je suis de ceux qui prennent cette bascule comme un signe redoutable des temps à venir si le pays et les Français ne se rassemblaient pas pour dépasser le jeu de rôle partisan et conjurer les tempêtes. On ne peut séparer la France de son économie. Aucune économie libre ne peut vivre et croître sans confiance ni lisibilité de l’action publique. Et derrière l’économie, il y a nos emplois, nos vies, le destin des nôtres.
Les années ont fait de moi un observateur à l’ancienne, doublé d’un bon (je l’espère) père de famille. J’ai besoin de plonger dans les souvenirs de ma vie politique et les livres de ma bibliothèque pour y trouver un recul historique, des repères, une inspiration, un fil. Il y a ainsi depuis l’été dernier un livre que je relis peu à peu : ce sont les Mémoires de Louis Mermaz, ancien ministre et Président de l’Assemblée nationale. Leur titre est Il faut que je vous dise. J’avais acheté ce livre à sa sortie en 2014 dans une librairie du Boulevard Saint-Germain à Paris. Je l’avais offert aussi à mon père, qui appréciait beaucoup Louis Mermaz. Sans doute l’avais-je lu trop rapidement, distrait par un emploi du temps qui laissait alors moins de temps à la réflexion qu’aujourd’hui. Louis Mermaz est décédé au mois d’août. Je me suis souvenu que j’avais échangé avec lui par mail après avoir lu son livre. L’attachement de mon père à son parcours l’avait touché et il m’avait demandé de lui transmettre ses remerciements. Je ne connaissais pas vraiment Louis Mermaz. Je garde le souvenir de son humour caustique lorsque, présidant la commission des conflits du PS, il m’avait auditionné, l’air faussement navré, sur une malheureuse histoire de cornecul portée par un adhérent procédurier de la section de Dakar.
Je crois bien que j’ai commencé la relecture des Mémoires de Louis Mermaz au moment où le gouvernement de Michel Barnier prenait ses responsabilités. Il les quittera demain alors même que je n’ai pas encore tourné la 730ème et dernière page du livre. Il faut dire que je lis à petite vitesse, comme avec gourmandise, sautant des chapitres, revenant sur d’autres, apprenant sans cesse. Ce livre m’enchante car il est une immersion absolue et passionnante dans la vie politique sur plus de 50 années. Cette immersion est bien sûr subjective : bien davantage qu’un témoin, Louis Mermaz fut un acteur de premier plan de cette vie politique auprès de François Mitterrand. Il était aussi un historien et plus que tout un écrivain au style remarquable. J’ai lu de nombreuses Mémoires, souvent trop rapidement écrites, sans que l’on y découvre réellement les clés d’une existence, d’un parcours ou d’une époque. Je trouve tout l’inverse dans les Mémoires de Louis Mermaz, à commencer par l’unité d’un homme que l’on devine pudique et qui raconte avec une grande sensibilité, au soir de sa vie, son enfance de fils caché de l’ancien ministre et député breton Louis de Chappedelaine. On ne saurait détacher les émotions et peut-être les blessures de l’enfance du reste d’une existence.
Louis Mermaz devint un homme public. Il fut aussi un père qui connut le grand malheur de perdre deux de ses enfants. Une famille n’accompagne pas une vie publique, à la marge, de temps en temps. Elle en est un élément fort. De cette part de vie, intime, belle et cruelle, Louis Mermaz parle aussi. Sans doute est-ce courageux, mais c’est surtout très juste. Les anecdotes dessinent l’histoire d’un jeune agrégé à la recherche d’une terre électorale pour ses idées, de l’Orne à l’Isère en passant par la Nièvre. Elles racontent les enthousiasmes, les espoirs et les difficultés d’une épopée politique avec ses hauts et ses bas, ses déserts à traverser, ses élections gagnées ou perdues, et une résilience jamais prise à défaut. On traverse la IVème République, puis la Vème. On croise Mendès France, le Général de Gaulle, Pompidou, Giscard. Mitterrand est le grand homme, souvent cité, combatif, attentif à ses amis, mais rude de temps à autre aussi. Des idées qu’il se forgea et qui le forgèrent aussi, Louis Mermaz dit ce qu’il faut, sans rien sans doute apprendre au lecteur qu’il ne savait déjà. De l’action – et parfois jusqu’aux dialogues – il raconte par contre beaucoup. Ces développements-là sont éclairants parce qu’ils sont incarnés. Rien ne manque, jusqu’aux détails comiques de certaines situations pourtant bien sérieuses.
En 2014, lorsque j’échangeais par mail avec Louis Mermaz, j’aurais dû oser lui poser la question qui me brûle aux lèvres désormais : comment peut-on conserver une telle mémoire des faits, se souvenir de la liste des invités à un dîner il y a 43 ans, des propos des uns et des autres, et peut-être même du menu ? Louis Mermaz avait-il noirci des tas de carnets, écrivant le soir ou la nuit le récit de ses jours, comme un journal pour plus tard ? Ce sont ces détails qui font la force de la narration et l’attachement à une histoire que je ressens à la relecture de ses Mémoires. Les Mémoires ne sont pas une compilation de souvenirs, pour solde de tout compte, la retraite venue. Elles sont un exercice exigeant si l’on veut qu’un tel livre revête la dimension d’une transmission. Je crois que c’est ce que Louis Mermaz, en historien et en acteur de la gauche de gouvernement, souhaitait. Dans les années qui suivirent la publication de son livre, retiré de la vie publique à l’issue de son mandat au Sénat, il continua à dire ses convictions sur l’état de la France, l’évolution de la société et du monde, la nécessité de réunir la gauche, et celle aussi de ne rien compromettre du vivre-ensemble, du pacte républicain et de la laïcité. Il fut jusqu’au bout de sa vie le témoin d’une époque, un homme que ses Mémoires me révèlent attachant.
Il faut savoir et vouloir aimer la France. C’est aussi ce que ces cinquante années et plus de vie publique révèlent. La France est plus grande que nous. C’est tout bête d’écrire cela, mais ce n’est pas inutile en ces temps où les égos et les calculs déflorent le débat politique jusqu’à conduire au bord du précipice. La politique a mauvaise presse, quelquefois pour de bonnes raisons, mais je persiste envers et contre tout à voir en elle un exercice noble et juste. Il ne faut pas avoir peur des différences, elles sont utiles à la démocratie. La gauche et la droite existent et c’est très bien ainsi. Une opposition républicaine aujourd’hui sera la majorité demain. Mais il est aussi des temps extraordinaires et éminemment périlleux comme ceux que nous traversons depuis ces derniers mois qui commandent de savoir se dépasser, s’élever pour le bien de la République et de notre pays, sans se renier, en additionnant les volontés et les forces. De cela, entre les lignes, Louis Mermaz parle aussi dans ses Mémoires. Il faut préférer le temps à l’instant, la responsabilité à l’aventure. Il faut connaître ses adversaires et leurs idées, non pour les caricaturer, mais parce que la démocratie requiert une maturité d’échanges et un respect mutuel pour servir notre destin commun. La France ne doit jamais cesser de rassembler.
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