La photo qui illustre ce post, je la regarde souvent. Surtout ces derniers temps. Je l’avais prise l’an passé au retour d’un footing matinal le long de l’océan. C’était à l’Ile-Tudy, dans mon petit coin de Finistère, le jardin secret de nos vacances. L’air était pur et la mer scintillait dans le soleil de fin d’été. Ce matin-là avait comme un goût d’éternité. J’aurais aimé qu’il dure longtemps. L’instant était merveilleux. Cette photo que je chéris est à la fois si proche et si lointaine. Jamais nous n’imaginions la catastrophe sanitaire mondiale qui surviendrait quelques mois plus tard et la crise économique immense qui en découlerait. C’est une photo de jours heureux, simples et sereins, une photo du monde d’avant. C’est aussi une photo qui donne à espérer par la beauté de la mer, son immensité, sa force. Je la regarde comme une promesse en ces temps redoutables. Oui, nous terrasserons le coronavirus. Oui, la vie sera plus forte. Mais le monde, notre monde ne pourra continuer comme avant.
Plus de 100 000 morts, 3 milliards de femmes et d’hommes confinés, une crise économique et sociale dont la magnitude dépasse celle de 2008 et bientôt celle de 1929. Et partout ce mélange de souffrance, de peur, de colère, de ressentiment et de deuil. Le traumatisme créé par la pandémie ne connaît pas de frontières. Il est profond et il durera. Les inégalités et les fractures sociales sont jetées sous une lumière crue. Hommage aux premiers de tranchée, à ceux qui, dans les hôpitaux et les EPHAD, dans les supermarchés et dans la rue (les éboueurs, les forces de l’ordre), se battent pour nous. La crise expose les carences les plus insupportables de notre société. Lorsque le confinement prendra fin, il faudra s’y attaquer car elles portent en elles le germe d’une explosion sociale dévastatrice. Le monde qui vient sera invivable si aucune leçon n’est tirée, s’il s’agit toujours de trimer plus, si c’est « circulez, il n’y a rien à voir », si en clair la réponse relève du déni de souffrance.
Le monde qui vient devra être différent. Protéger n’est pas un vilain mot, c’est une nécessité. Et c’est aussi un devoir. La mondialisation n’est pas un totem. Il doit être permis de la critiquer et de l’améliorer. Je crois aux vertus du libre-échange, mais aussi à celles de nos préférences collectives en matière sanitaire, sociale et environnementale, incarnées par des standards et normes de qualité, y compris si ces préférences doivent conduire à des hausses de prix des marchandises importées. Le commerce international ne peut se résumer au nivellement par le bas des protections, au désarmement des volontés, à l’effacement du citoyen derrière le consommateur. La mondialisation ne disparaîtra pas. Elle est une réalité nécessaire, mais elle devra évoluer. Qui prendra demain le risque de dépendre d’un seul pays ? La diversification des approvisionnements et la régionalisation des productions seront une réponse pour les chaînes de valeur de nombre d’entreprises.
Il faut sauver les entreprises et l’emploi. Des mesures d’une ampleur considérable, totalement inédite même, ont été décidées par les gouvernements, les banques centrales et les organisations internationales, en particulier l’Union européenne. C’est heureux et à la hauteur de l’enjeu. Il s’agit de relancer l’économie. Seule une croissance économique forte conduira au rebond nécessaire. C’est aussi la croissance qui permettra de rembourser les montagnes de dettes légitimement créées. Mais de quelle croissance parle-t-on et au bénéfice de quelle économie ? A l’évidence, ce ne peut être la simple reproduction du monde d’hier. L’économie de la reconstruction sera d’abord le numérique. Et, souhaitons-le de toutes nos forces, l’économie verte et décarbonée aussi. Car les sommes et garanties mises à dispositions sont telles qu’elles offrent dans notre malheur une opportunité unique d’accélérer décisivement la transition écologique. Il faut la saisir.
Il n’est plus question de reproduire l’erreur de 2008-2009, lorsque les plans de relance avaient conduit dès 2010 à un pic d’émissions de CO2. Il ne tient qu’aux autorités nationales et européennes d’orienter les budgets de relance vers l’économie décarbonée, dans un double souci de sobriété et de solidarité. C’est le moment de mettre le paquet sur le déploiement à vaste échelle des énergies renouvelables, sur le stockage de l’énergie, sur la modernisation des réseaux de transport et de distribution d’électricité, sur l’isolation thermique des bâtiments, sur le développement des transports en commun, sur la voiture électrique, sur le fret ferroviaire et fluvial, sur le vélo. C’est aussi le moment de conditionner certaines des aides à la transition écologique, notamment dans le secteur aérien. Jamais une telle opportunité ne se représentera, alors que la crise climatique s’aggrave, de mobiliser de pareilles sommes pour atteindre la neutralité carbone au mitan du siècle.
Ce goût d’éternité que je ressentais en courant le long de la mer un matin de la fin août 2019, je veux pouvoir le retrouver bientôt, face à la mer et à son immensité. Quand ? L’été prochain, je l’espère. Même lieu, même(s) jour(s) et peut-être aussi même heure. Parce que la crise sanitaire sera pour l’essentiel derrière nous et que nous aurons fait collectivement les efforts nécessaires à cette fin. Et parce que nous aurons investi dans les choix et les productions d’avenir, pour protéger la vie, pour protéger les nôtres, pour protéger ces paysages et ces lieux qui nous sont chers, pour transmettre nos racines comme un témoin. Le monde qui vient doit être partagé. Le faire vivre et prospérer, c’est écouter, s’ouvrir, accepter les angoisses et les colères, entendre les espoirs et les propositions d’où qu’elles viennent. C’est un lien de confiance qu’il faut nourrir, encourager, peut-être aussi ressusciter. Le plus grand défi est de construire, le plus beau est de le faire ensemble. Nous y parviendrons.
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Les enfants et le confinement
Le 12 mars, j’avais un rendez-vous à Paris. Parti tôt de la maison, j’espérais pouvoir rentrer en fin d’après-midi à Bruxelles. Quelques jours auparavant, nous avions appris que la classe verte de notre petit Pablo, prévue à la fin du mois de mars dans les Ardennes belges, serait annulée. L’épidémie de coronavirus venue de Chine se rapprochait de nous et le risque sanitaire avec elle. Pablo, dont ce devait être à 6 ans le premier grand voyage scolaire, avait eu beaucoup de chagrin. Il se préparait avec bonheur à ces trois jours dans la forêt. Dans le train filant vers Paris, je redoutais de recevoir un message de la direction de l’école européenne annonçant la fermeture des classes. Cette perspective semblait inéluctable. Comment cependant l’expliquer à mes enfants ? A la fin février, alors que nous étions pour une semaine dans les montagnes des Vosges, j’avais fait l’aller-retour vers Paris pour me rendre au Salon de l’Agriculture, quittant le Grand Est où l’épidémie prenait forme. Arrivant à la Porte de Versailles, j’avais été saisi d’une sourde crainte : nous étions des milliers de personnes serrées les unes contre les autres, déambulant entre les stands et avec nous, le virus peut-être aussi.
Le message de l’école vint en début d’après-midi ce 12 mars. Je m’étais arrêté quelques minutes au Parc Monceau. L’école fermerait jusqu’au 29 mars. Il faudrait s’organiser, annuler les voyages, se préparer à l’enseignement à distance et pour nous-mêmes au télétravail. La Belgique n’était pas encore confinée. Elle le serait quelques jours plus tard. Comment gérer cela ? Je m’empressais de rentrer. A la descente du tramway, je retrouvais par chance mes enfants, revenant à pied de l’école. Ils étaient heureux de me rencontrer au coin de notre rue, un peu tourmentés et émus aussi. Tout le monde parlait en même temps. Il y avait beaucoup de questions et malheureusement de ma part trop peu de réponses. On leur avait dit que l’école fermerait, qu’il leur faudrait prendre tous leurs livres et cahiers, et que le lendemain serait le dernier jour. Derrière, il n’y aurait pourtant pas de vacances, mais l’inconnu et ils le sentaient bien, quoique confusément. Il me fallut rassurer, calmer les craintes, parler du coronavirus et de ses risques en des termes dont je n’étais guère sûr. En dit-on trop peu ou pas assez ? Et comment expliquer que nous devrions vivre confinés ?
C’était il y a 7 semaines. Cela semble déjà une éternité. L’Europe est à l’arrêt. Les victimes de la pandémie se comptent par centaines de milliers. Mes enfants se sont fait tant bien que mal aux règles du confinement. Notre petit jardin de ville derrière la maison leur permet de s’aérer. Teams et Skype rendent possible l’enseignement à distance. Lorsque la classe est finie, il y a parfois aussi de petites visio-conférences entre copains pour maintenir le lien. Mais ce n’est pas comme la vie d’avant. Le spleen n’est jamais loin, quelques larmes non plus. En France et en Espagne, les grands-parents aussi sont confinés. Voilà 7 semaines que les grands-parents à Grenade n’ont plus mis un pied dans la rue. On leur parle, on se donne des nouvelles, on s’envoie des photos, de petites vidéos. Et chacun essaie de tenir bon. Je travaille depuis ma cuisine. Pablo apprend à lire et je découvre les sons avec lui. Comme beaucoup de parents, je fais de mon mieux. Mais l’école à la maison n’est pas l’école à l’école. On entretient les acquis, on les perfectionne parfois. Tenir le programme est en revanche bien illusoire. Les parents ne peuvent faire le travail remarquable accompli par les enseignants.
Mes enfants ont la chance d’aller dans une école dotée de moyens importants. Tous les jours, les devoirs arrivent par mail et ils sont rapidement corrigés. Cela ne marche cependant que parce que nous avons chez nous plusieurs ordinateurs, tablettes, IPhones et imprimantes. Ce n’est pas le cas d’une part de la population et il y a aussi des écoles avec bien moins de moyens. Le confinement est le révélateur, le démultiplicateur de toutes les différences et injustices sociales. La rupture numérique est criante et ce que nous vivons depuis mars en apporte la preuve la plus rude. La grandeur de l’école, c’est qu’elle est un creuset pour tous les enfants, d’où qu’ils viennent. Elle réduit les différences, elle donne à chacun sa chance. Sans l’école, même pour deux mois seulement, les inégalités de destin reprennent le dessus. Tous les enfants ne sortiront pas du confinement à l’identique. Plus que de programme, d’apprentissage et de notions nouvelles, c’est de vivre ensemble et d’un grand soutien psychologique dont ils auront d’abord besoin. Certains auront vécu rudement le confinement, à l’étroit, seuls ou dans de vastes fratries. D’autres auront peut-être connu le deuil et le chagrin.
Je vois chaque jour dans le regard de mes enfants leur espoir de retrouver le temps d’avant. La vérité est qu’il ne reviendra pas. Ou alors, pas avant longtemps. L’école européenne reprendra sans doute à la fin mai, comme les écoles belges. Mais il ne restera que quelques semaines avant l’été. Tout ce qui n’aura pas été appris cette année le sera l’an prochain. Il ne faudra surtout rien forcer. Les semaines que nous traversons marqueront durablement toutes ces petites vies et il faudra en tenir compte. Avançant dans l’âge, ils comprendront. Le temps passant, les souvenirs difficiles de cette période s’estomperont peut-être aussi. Reconnaissons-le : il faut à ces millions d’enfants une belle part de courage pour tenir face à la difficulté, pour dépasser leurs craintes et leurs peines, pour avancer malgré tout. Le dit-on suffisamment ? Je ne crois pas. Je regarde chaque soir à 20 heures mes enfants applaudir les soignants depuis le balcon de notre maison. Ils mériteraient, et tous leurs camarades avec eux, un grand merci aussi. C’est pour eux, pour leur école, pour leur avenir qu’il faudra écrire différemment le monde d’après.
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