Voilà une semaine que je suis arrivé en Bretagne. C’est le temps de l’été, mais pas encore celui des vacances. Il me reste des rendez-vous entre Quimper et Brest avant de voir venir le repos dans les premiers jours d’août. J’ai retrouvé la maison de mes parents et la chambre de mes jeunes années. Il y a mes livres, mes souvenirs, mes photos. Il y a aussi Internet en plus. Dans la journée, je cours les réunions et le soir, avant de relire mes notes et d’écrire mes rapports, je file jusqu’à la mer chercher au bord de l’eau, puis dans l’eau la fraicheur, le réconfort et finalement le bonheur des beaux jours. De la plage, je regarde au loin. Comme avant, au-delà de l’archipel des Glénan et de chacune de ses îles. Ces moments-là sont privilégiés. Je crois bien qu’ils me manquaient. Je suis seul à la maison, comme au temps des étés que je passais, jeune journaliste au Télégramme de Brest, des étés passionnants et formateurs, des étés lointains aussi.
J’aime l’été breton, la puissance du ciel et la douceur du vent. J’avais besoin de revivre tout cela. Longtemps, mon monde d’enfant se partagea entre les rivages de Loctudy en juillet et les hauteurs de Quimerc’h en août. En juillet, l’été était neuf, trépidant et joyeux. En août, il devenait mature, tranquille et heureux. A Loctudy, je n’en revenais pas que l’été soit déjà là et je me pinçais presque pour pouvoir y croire. A Quimerc’h, je me réjouissais qu’il dure et j’espérais que le temps s’écoule très doucement. Ces moments avaient pour chacun d’entre eux leurs couleurs et leurs saveurs. J’attendais chaque année de retrouver la blondeur des blés, le bleu profond du ciel et les fleurs vives des champs. J’avais mes petits coins favoris, que je gagnais à vélo. Des virages familiers, des bosquets, des massifs d’hortensias, des bouquets de bruyères, des lieux-dits, une fontaine, une petite chapelle, un coin de plage. C’était les chemins de mon enfance.
Cette semaine, j’ai eu envie de les reprendre, ces chemins. Alors je suis sorti de l’autoroute après mes rendez-vous et j’ai roulé vers mes souvenirs. J’ai garé ma voiture et je suis parti à pied. Heureux, le cœur battant. J’ai retrouvé tant de choses. J’ai marché le long de l’eau, reconnaissant les rochers et les pointes. J’ai gravi les collines et les sentiers où tant s’était écrit. C’est de l’émotion, bien sûr. Est-ce aussi de la nostalgie ? Sans doute un peu, mais c’est avant tout une force. Tous ces chemins, arpentés si longtemps, arpentés dans mon cœur depuis lors, m’ont construit car ils m’inspiraient. Une belle part de moi s’y trouve toujours. Je suis de là. C’est mon histoire. « Etre né quelque part », chantait Maxime Le Forestier. Rien n’est plus juste et vrai. Je me suis empli l’esprit de ces paysages de nouveau familiers, comme si je reprenais au cœur de l’été une conversation jamais vraiment interrompue. Le temps n’a pas de prise sur les chemins de l’enfance.
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A la mémoire des fusillés de Quimerc’h
Je suis un enfant de Quimerc’h. J’y ai passé les étés et les vacances de mes jeunes années. Si j’ai aimé ces moments, s’ils m’ont tant marqué, c’est certainement parce que le village était paisible et que je m’y sentais chez moi, chez nous. Il y avait dans le bourg et dans la campagne une douceur de vivre, un monde tranquille, simple et heureux pour l’enfant que j’étais. J’étais si jeune. Sans doute aussi étais-je protégé des histoires tristes et tragiques du passé par le silence bienveillant des adultes. Je ne l’ai saisi qu’après, lorsqu’avançant vers l’adolescence, je compris au fil de conversations, puis des réponses à mes questions que mon village avait été le théâtre d’un terrible drame à l’été 1944 et que ce drame avait affecté ma propre famille. De ce drame, il reste une souffrance, comme une profonde écharde au cœur, et une stèle, dressée contre le mur de l’école, là où tout se joua. Une stèle avec 14 noms. C’était le 6 août 1944. Cela fait 75 ans aujourd’hui.
Une colonne de soldats allemands arrivait de Pont-de-Buis. Ils remontaient vers Brest. La libération de la Bretagne était en marche. A Pont-de-Buis, ils avaient essuyé des tirs et des pertes. Quelques kilomètres plus haut, ils arrivèrent au bourg de Quimerc’h. C’était un dimanche, en début d’après-midi. Un baptême venait de s’achever à l’église. Les soldats entrèrent au débit de pain et au café du village. Une quinzaine de personnes s’y trouvaient. L’un d’entre eux était mon grand-oncle. Tous furent faits prisonniers, puis conduits devant le mur de l’école. La suite, ce furent les tirs de mitrailleuse, les cris et le silence. Quinze corps allongés, ensanglantés, criblés de balles. Quinze victimes innocentes, fauchées par les soldats de l’armée nazie en déroute, qui reprirent leur chemin vers Brest, laissant derrière eux la mort et la désolation. Christiane, la fille de mon grand-oncle, avait 8 ans. Mon père, caché dans la maison familiale, face à l’école, avait 8 ans aussi.
Au milieu des quinze corps, l’une des victimes bougeait encore. Il s’appelait Roger Jaffrès. C’était un jeune ouvrier de Brest. Les soldats l’avaient laissé pour mort, non sans cependant lui arracher sa montre. Il fut recueilli par les villageois, soigné et sauvé quelques semaines après par les médecins de l’armée américaine. Pour les autres, il n’y avait malheureusement plus rien à faire. Leurs noms étaient Robert Prigent, Fernand Michel, Alphonse Lamoulen, Jean-Marie Bourhis, Jean-Marie Léon, Joseph Le Dosseur, Louis Morvan, Auguste Messager, Joseph Quintin (mon grand-oncle), Joseph Milbéo, Jean Hélias, Hervé Guédon, Raymond Crenn et Jean Morio (qui n’avait que 17 ans). Leurs 14 noms figurent sur la stèle érigée à l’après-guerre sur les lieux de la fusillade. Ce sont ces noms que l’on a lu aujourd’hui, en présence des habitants de Quimerc’h et des derniers témoins du 6 août 1944. Christiane, aujourd’hui âgée de 83 ans, était parmi eux.
Se remet-on d’une pareille tragédie ? Non, on vit douloureusement avec ce souvenir. La guerre est abominable, les crimes de guerre aussi. Le temps qui passe ne peut être synonyme d’oubli. Pas pour haïr, mais pour construire un avenir qui nous protège. Commémorer n’est pas un acte vain, c’est une volonté renouvelée d’honorer les morts et de regarder devant, ensemble. Tendre la main, malgré le passé, en raison de ce passé, est la meilleure des réponses : français et allemands, nous avons su le faire. Nous avons construit l’Europe comme un projet de paix par le droit, une union pour bannir la guerre. Joseph Quintin, comme les 13 autres victimes de la fusillade de Quimerc’h, est mort pour la France. Christiane est pupille de la Nation. Comme l’est également ma mère. Je sais ce que mort pour la France veut dire, mon histoire me l’a appris. N’oublions jamais le sens du sacrifice. N’oublions jamais ce que nous devons à ceux qui sont tombés, où qu’ils soient tombés : notre liberté.
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