Il y a quelques jours, une photographie prise à l’occasion d’une manifestation contre la réforme des retraites en France m’a impressionné. Une personne, anonyme au milieu de la foule, brandissait un petit panneau sur lequel elle avait écrit à la main une simple phrase : « J’ai peur ». Cette phrase, pour moi, vaut tous les slogans et toutes les analyses. Elle sonne comme une alerte, et pas seulement pour la réforme des retraites, et pas seulement en France d’ailleurs. La peur travaille nos sociétés et les fragilise profondément. Elle les déstabilise. De quoi a-t-on peur ? On a peur de l’avenir, peur pour soi-même, peur pour ses enfants. Peur de la pauvreté, de la relégation, du climat qui change. De qui a-t-on peur ? On a peur de l’autre, peur de celui qui est différent, peur aussi de celui qui domine, identifié ou non, parce qu’il décide et que l’on n’y pourrait rien. Cette réalité-là, chacun la pressent, sans cependant – ou bien trop rarement – la nommer. Et il le faudrait pourtant.
Car rien n’est pire que le déni de peur. Il n’est pas possible d’ignorer la peur, l’angoisse à l’œuvre, le sentiment destructeur qu’il n’y aurait plus rien à perdre parce que tout aurait déjà été perdu. Pareille situation dans une société démocratique prépare les embrasements et les révoltes, desquels nait plus souvent aujourd’hui la souffrance que le progrès. Lorsque des centaines de milliers, des millions de gens descendent dans la rue pour exprimer in fine leur peur, au-delà des colères, ne pas l’entendre est une erreur. On ne gouverne ni ne légifère contre. Toute réforme profonde, pour être durable, doit reposer sur une appropriation populaire. Celle-ci, sauf surprise, n’est jamais innée. Elle procède d’un débat large et partagé, d’un effort constant d’explication et de pédagogie, d’une volonté de convaincre et de se laisser convaincre, d’une capacité à rassembler les idées et les propositions sur un point d’équilibre pour ensuite, enfin rassembler le plus grand nombre.
A l’évidence, tout lien avec la réforme des retraites n’est ici en rien fortuit. Je suis pour un système universel par points et par répartition. Face à 42 régimes différents, c’est pour moi un progrès majeur en termes d’équité, de transparence et de lisibilité. Dans une économie en mouvement, c’est ce qu’il faut pour faire face utilement et sans rupture à la mobilité professionnelle, voulue ou subie. Mais une réforme d’une telle ampleur, parce qu’elle affecte des dizaines de millions de personnes, doit être expliquée le plus justement et précisément possible. C’est ce qui manque cruellement. Ne rien dire ou en dire le moins possible, comme ce fut le cas tout cet automne, alimente la peur, sur laquelle la désinformation et le corporatisme peuvent prospérer. Agir ainsi est incompréhensible au regard de l’attachement connu des Français à la solidarité nationale et de l’angoisse de toute une société révélée si rudement l’an passé par le mouvement des gilets jaunes.
La peur se combat, mais plus que tout, elle se prévient. Il faut un mode de gouvernance qui le permette. Gouverner, c’est choisir et une nécessaire verticalité s’y attache. Mais pour qu’elle soit comprise, cette verticalité doit être accompagnée d’un exercice sincère de démocratie participative, en lien avec les corps intermédiaires qui font la richesse de notre société. Le travail utile engagé durant 18 mois par le Haut-Commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye aurait dû y conduire. Cela n’a pas été le cas et c’est regrettable. Nombre de sujets portant à débat étaient déjà identifiés pourtant. Un tel exercice aurait permis de « déminer », de justifier, de corriger et d’aller vers un compromis. Pourquoi désormais, au risque d’en déflorer l’objectif, introduire dans la réforme une mesure d’âge, que l’équilibre financier actuel de la répartition n’exige pas et qui pointe vers l’inégalité devant l’espérance de vie en bonne santé, souvent du fait des métiers ? C’est socialement injuste.
Une réforme ne peut procéder d’un rapport de force figé, d’un combat par KO, a fortiori une réforme d’une telle ampleur. Il ne peut y avoir de vainqueurs ou de vaincus, il ne peut y avoir d’humiliation des uns ou des autres. C’est le scénario qu’il faut absolument éviter. Précisément parce que la peur est à l’œuvre. Nous sommes au cœur de la solidarité nationale, de ce qui fédère si profondément le peuple français et qui requiert que nous sachions faire société. Notre pays n’est pas une collection d’individus, de catégories ou de revendications. Il est tout l’inverse. Je veux croire qu’il n’est pas trop tard pour sortir de l’impasse et rassembler autour d’une réforme de progrès, dont il faudra phaser l’application et les compensations avec le plus grand souci de justice. Sans doute la peur vient-elle de plus loin que la réforme des retraites, mais s’y attaquer ici serait l’heureux et contagieux symbole d’une autre manière de faire de la politique.
Je retiens que la réforme est bonne mais pas la méthode.
J’avais du mal à me faire une opinion car je ne comprenais pas l’ensemble. Je merange à cet avis maintenant.
Merci, cher Bertrand. C’est en tous les cas ma perception très subjective d’un débat essentiel.
Merci Pierre-Yves pour cette analyse que je partage. La peur, l’anxiété le doute minent nos sociétés. Que ce soit à tort ou à raison d’ailleurs. Une raison de fond est le sentiment d’injustice ressenti, sentiment nourrit certes par un désespoir social mais pas uniquement. La perception malheureusement fondée que nos dirigeants n’ont que peu de prise sur les choses (globalisation, financiarisation, perte de repères culturels…) y contribue selon moi pour une large part. Bien des chantiers donc devant nous… Merci de les éclairer ! Amicalement.
Merci, cher Pierre. Tu as tout à fait raison. La perception que le pouvoir politique n’a plus grand contrôle sur l’évolution du monde est aussi totalement anxiogène.