Je n’ai jamais autant aimé mon vélo que ces dernières semaines. En ces temps de confinement, il est devenu une évasion, une respiration, une liberté et tant d’autres choses aussi. Au bout d’une journée, après la classe à mes enfants, le travail tant bien que mal, les courses et la cuisine, je décroche du mur ma petite reine et je pars vers la forêt de Soignes. J’y ai depuis des années mes chemins favoris, caillouteux, pentus et libres, des chemins que j’empruntais le cœur léger. Je fais mes 20 km de VTT au milieu d’arbres centenaires et d’une nature magnifique. Je n’y croise personne. De jour en jour pourtant, le printemps apparaît, entre le blanc des petites fleurs et le vert tendre des premières feuilles. Là où chaque année, j’apercevais des promeneurs et d’autres cyclistes heureux, il n’y a désormais que des sous-bois vides et des allées désertes. La pandémie est passée par là.
Pédaler, pédaler pour se libérer, espérer, redouter, pour se révolter aussi. Ce printemps n’est pas celui que nous attendions. Dans nos parcours tracés d’enfants du siècle, il n’était pas inscrit qu’un péril sanitaire viendrait menacer la vie. Sans doute étions-nous naïfs, sans doute aussi avions-nous vécu, insouciants, dans un monde qu’à tort, nous imaginions sûrs. Sans doute, sûrement même, avons-nous également des torts. Sur mon vélo, je pense à ma maman seule en Bretagne, à notre famille en Espagne, à ma petite boîte dont je ne sais si elle passera la crise, à ce que je dois dire à mes enfants, encore très jeunes. Et aussi à ce que je ne peux pas leur dire, pour que leur tourment ne se transforme en angoisse. Car il faut vivre pour eux, garder la capacité de s’émerveiller avec eux, se nourrir de leurs sourires pour se dire que oui, ce virus, nous le terrasserons.
Tous les jours, je m’arrête au pied du même arbre, dans l’endroit le plus perdu, le plus lointain de la forêt. Deux ou trois minutes de respiration, deux ou trois minutes pour palper, recueilli, l’épaisse écorce de son tronc. Il en a sûrement tant vu, cet arbre si haut que je n’en aperçois plus les branches. Et il est pourtant toujours là, dressé vers le ciel. Un petit hêtre pousse à ses côtés. Depuis trois semaines, je palpe le même bourgeon. Il commence à s’ouvrir et une petite feuille se laisse deviner. Je me suis attaché peu à peu à ce rituel. Ce coin, ce grand arbre, ce bourgeon sont autant de promesses de vie. Et la vie est toujours rebelle, elle ne se laisse pas dompter. Cette halte est le pic de mes sorties dans la forêt. Je ne m’imagine plus sur les routes de Paris-Roubaix. Cela, c’était avant. C’est comme si maintenant, j’allais rendre visite à un vieil ami.
Le vélo n’est pas une rage, il est un apaisement. Et l’apaisement n’est jamais un renoncement. C’est tout un monde qu’il nous faut protéger et un autre avenir qu’il faut imaginer. Cette crise aura un avant et un après. Elle aura changé à jamais le cours des choses. Nous n’avons qu’une Terre, qu’une vie, qu’une santé, qu’un temps pour agir. Le péril climatique et le péril sanitaire sont les deux faces d’une même médaille. Ne jamais renoncer à la liberté, à la liberté de créer, d’entreprendre et d’échanger. Mais ne plus rien sacrifier au risque environnemental, social et de santé publique. Il nous faut reprendre le contrôle de nos choix, nous unir pour ne pas subir, donner corps à la démocratie et aux solidarités concrètes. Le mercantilisme ne peut être l’horizon ultime. Le monde n’est pas composé de consommateurs, mais de citoyens.
Lorsque vient le soir, au retour de la forêt, il m’arrive au fond de trouver à ce printemps comme une promesse d’espérance. L’air pur y est pour une part, les coups de pédale certainement aussi. Mes enfants m’attendent, amusés de me voir casqué et revêtu des couleurs bariolées du cycliste démodé, pressés aussi d’honorer avec moi le rendez-vous quotidien qui rythme désormais leur vie : les applaudissements sur le balcon pour les soignants, mais aussi les caissières, les livreurs, les ouvriers et tous ceux qui, dehors, se battent pour nous. Ils méritent notre immense reconnaissance. A 20 heures, ce sont des millions de personnes, d’une rue à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, qui applaudissent, chantent et espèrent. C’est le meilleur de l’Europe. Puisse cette expression vivre longtemps, bien au-delà de la crise, pour construire un monde meilleur.
Très beau. Tu sais décidément si bien écrire. Le même sentiment par rapport à la nature ici en Gironde. La vie va reprendre. Il faut s’y préparer. Notre valeur ( ajoutée) on la porte en nous. Amitiés. André
Merci, cher André. Nous allons sortir de ce cauchemar et c’est un regard différent qu’il faudra porter sur l’avenir. Amitiés à toi.
C’est si beau et si juste. Je crois qu’il est temps d’ecrire ce livre dont tu parlais il y a 30 ans deja!
Peut-être en effet! Mais je viendrai te demander d’écrire la préface.