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L’esprit de Bruges, l’esprit d’une vie

Il est 2 heures et je marche dans Bruges. La nuit est noire. Elle est froide aussi. Difficile d’imaginer que nous sommes le 2 juin. Je viens de quitter la fête des 35 ans de ma promotion au Collège d’Europe. Nous étions une soixantaine, un peu blanchis, un peu dégarnis parfois aussi, mais tellement heureux de nous retrouver. Ces rues que je parcours maintenant sur le chemin de l’hôtel étaient les nôtres. Elles nous appartenaient, loin des touristes, dans ces mois ventés d’automne et d’hiver, sous les nuages et un peu de pluie. Nous les arpentions à vélo, à pied, avec nos livres, nos cahiers, nos rêves, nos bonheurs de jeunesse. J’ai encore en tête la musique de la fête. Je n’ai pas envie de rentrer trop vite. Je veux ressentir Bruges, comme je l’ai fait, comme nous l’avons fait il y a si longtemps. Les canaux, les croisements, les maisons sont autant de bouts de notre histoire, celle d’une aventure commencée un jour de septembre 1988, achevée un jour de juin 1989. Nous étions jeunes, nous venions de loin, de bien des coins d’Europe, d’une Europe encore divisée par un rideau de fer. Nous ne nous connaissions pas. Nous avions tout à construire, des vies, des idéaux, des parcours, des amitiés et souvent davantage. C’était un temps béni, un moment dont nous comprendrions peu à peu qu’il marquerait à jamais nos destins.

Le Collège d’Europe a changé ma vie. J’étais un jeune Breton, venu de Quimper. J’avais envie d’Europe. Sans doute la comprenais-je par l’histoire et par les livres, mais je la connaissais finalement si peu encore. L’Europe se vit, se palpe, se ressent. J’avais tant à apprendre. Je me souviens de ma première nuit, dans un petit hôtel de la Cordoeaniersstraat, la veille de rejoindre notre résidence d’étudiants. J’étais enthousiaste, pressé de découvrir les arcanes de l’Europe, un peu fébrile aussi. Etait-ce une bonne idée d’avoir voulu étudier à Bruges ? N’aurais-je pas dû rester à Paris, préparer l’ENA, suivre un chemin tracé ? La vérité est qu’un immense besoin de liberté me taraudait et m’avait longtemps fait rêver du Collège d’Europe. J’y étais enfin. Je voulais sortir des cadres, des parcours convenus. Je voulais vivre intensément. Cette liberté-là, je ne l’ai jamais regrettée. J’ai aimé chaque jour, chaque soir, chaque nuit à Bruges. J’ai avalé des milliers de pages de cours et de livres, fasciné par nos professeurs, leur bienveillance et leur érudition. Et je me suis fait des amis pour la vie. Bruges, c’était cette excellence académique, cette émulation heureuse et joyeuse, ces moments passés à échanger à l’infini, à se découvrir, à se comprendre. Dans les bonheurs, dans les passions, dans les peines, il y avait une force unique.

Nos vies professionnelles étaient à venir. Elles sont désormais presque achevées. Le temps a passé, enfilant inexorablement les décennies. C’est allé vite. Je trouve parfois que c’est vertigineux. Dans la nuit froide de ce 2 juin, je repense aux discussions endiablées et drôles de la soirée, à nos parcours respectifs, aux nouvelles échangées des uns et des autres, à nos enfants devenus grands, aux chagrins, évoqués à demi-mots, de voir partir nos parents, parce qu’ainsi va le balancier de la vie. Nous avons repris les discussions là où nous les avions laissées. Et si on se retrouvait plus souvent, et pas seulement pour les 35 ans, les 40 ans, les 50 ans… Et si le temps de la retraite qui vient n’était pas celui d’une nouvelle liberté, celle de voyager et d’explorer ensemble les idées et le monde, celle d’une nouvelle étape ? Rire ensemble, réfléchir ensemble, construire ensemble, tout cela, nous pouvons sûrement le faire. Le temps nous a apporté l’expérience. Jeunes, c’est dans la tête que nous le restons. Il y avait les juristes, les économistes, les administrativistes. Il y a désormais les militants divers et joyeux de l’Europe par la preuve, dont les années n’ont pas éteint l’enthousiasme, l’envie d’imaginer et d’entreprendre. Nous appelions cela l’esprit de Bruges. C’était l’esprit de nos 20 ans et il ne nous a pas quittés.

Je m’arrête sur les ponts, scrutant l’eau noire et immobile des canaux, repensant au roman de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte. La lecture de ce livre m’avait fasciné il y a 35 ans et sa fin m’avait désespéré. Bruges porte sans doute à la mélancolie, sûrement même. J’ai la nostalgie de notre jeunesse lointaine, mais je pense aussi que le meilleur est à venir et que c’est désormais le temps d’après. Je regarde les drapeaux, les statues, les étroites et hautes maisons flamandes, le nez en l’air, avec reconnaissance et affection. Les clochers de Bruges sont autant de flèches tournées vers le ciel. Il y a une belle part d’espérance sur ces places et dans ces rues que je ne peux me résoudre à quitter. Sur le Markt, les baraques à frites n’ont pas encore fermé. Ça sent la graisse de bœuf et la bonne bière. Quelques fêtards retardent la fin de la nuit. Je les observe avec tendresse. Je les envie sans doute un peu. Je me souviens des fois où nous étions comme eux, étudiants hilares et peut-être bruyants sur le chemin de nos résidences. C’était cela, le Collège d’Europe, une rencontre merveilleuse et pour toujours, un lien passionné à une ville unique qui nous rappelle ce qu’est l’Europe et d’où elle vient. J’arrive près du Théâtre, face à mon hôtel. La marche s’arrête là, mais l’histoire, elle, continue. Et c’est à nous d’en écrire la suite.

A la mémoire de Shoubi, de Lucien, de Thomas et des amis qui nous manquent tant et dont le souvenir demeure.

10 commentaires

  1. Margarida

    Magnifique, Pierre-Yves, tu racontes exactement ce que je ressens ce premier week-end de juin 2024.

  2. Merci, chère Margarida. Quelle merveilleuse aventure nous avons entamée en septembre 1988!

  3. Geneviève De Bauw

    Merci Pierre-Yves! Tes mots traduisent si bien l’expérience du Collège, qui nous accompagne encore tant d’années après notre passage à Bruges – moi j’y étais en 1986-87 …

  4. Jean-Philippe

    Merci pour ce texte, qui exprime avec beaucoup de sensibilité ce que fut Bruges pour ceux qui ont eu la chance d’y étudier.
    Bientôt les 40 ans pour notre promotion et toujours la même émotion quand nous nous revoyons.

  5. Merci, Jean-Philippe. Je crois que ce que j’ai exprimé est finalement très universel et parle aux émotions de toute notre communauté d’anciens de Bruges.

  6. Le Collège est entré dans nos vies et ne nous a jamais quitté, chère Geneviève. Et c’est ce qui fait la force de cette année merveilleuse passée à Bruges.

  7. Azzarone Breton

    Merci Pierre Yves pour avoir su retranscrire aussi bien nos émotions après tant d’années.
    C’est une année qui a changé notre vie et comme tu le dis si bien :” nous nous sommes faits des amis à vie” même promotion que mon amie Geneviève,William Penn 1986 1987

  8. Christina Vartsos

    Merci pour ce trésor
    Et pourtant l’aventure n’est pas achevée, ni ses réverbérations de joie, de foi et de force pour la vie , elle font partie de mon cœur et de mon âme

    In gratitude for my Parents who made this experience possible

    Bien à tous les anciens
    Christina

  9. Je suis très touché par votre message, chère Christina, et je vous en remercie. Par-delà les promotions, cette expérience à Bruges a forgé et transformé nos vies pour le meilleur.

  10. Merci, chère Anne. Le Collège d’Europe aura été une chance et une révélation pour tant d’entre nous. Ce que nous avons ressenti est universel et j’ai eu envie de le raconter.

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