Depuis quatre jours et l’annonce des résultats des élections législatives, le spectacle offert par le monde politique français relève davantage du chaos que de la clarté. Face à une Assemblée nationale sans majorité, absolue comme relative, chaque parti ou alliance y va de ses affirmations péremptoires, notamment celle d’avoir gagné et donc de se voir nécessairement confier les rênes du gouvernement. Que les émotions soient vives le lendemain des élections se comprend volontiers, qu’elles le restent quatre jours après devrait commencer à alerter. Là où, dans toute démocratie parlementaire rompue aux coalitions gouvernementales et aux discussions apaisées qui les précèdent, les forces politiques auraient désormais échangé, à tout le moins informellement, en France, personne n’a encore parlé à personne et les invectives continuent de fuser comme si la campagne électorale se poursuivait. Les passions l’emportent sur la raison et ceci n’augure rien de bon pour la suite. Les chaînes d’information en continu servent à l’envi les images des députés posant pour les photographes sur les marches du Palais Bourbon et rivalisant, toutes étiquettes politiques confondues, de déclarations mêlant certitudes et inflexibilité. Pour des millions de Français, ce spectacle devient anxiogène.
J’ai vécu ma vie d’adulte au contact de pays – la Belgique et l’Allemagne – à la culture de coalition reconnue. Aucun parti n’y gouverne seul. Lorsque j’y suis arrivé, venant de notre monde de majorité absolue, les discussions d’après élections m’apparaissaient comme une faiblesse, comme l’assurance d’un changement politique obligatoirement modeste puisqu’il faudrait en passer par l’accord de formations concurrentes jusqu’aux élections. A la pratique, je me suis aperçu que les coalitions peuvent ancrer les décisions publiques bien plus profondément par la solidité des majorités qu’elles constituent. Les coalitions créent aussi les conditions de l’apaisement utile après un débat électoral. Elles sont pour moi le signe d’une maturité de la vie démocratique et de l’acceptabilité du choix populaire, que l’on y soit représenté ou que l’on siège dans l’opposition. Pour toutes ces raisons, je me sens proche des démocraties parlementaires allemande, scandinaves et du Benelux. Je n’en vis que plus difficilement ce chaos s’éternisant depuis le 7 juillet et je redoute l’impasse vers laquelle l’impossibilité, voire le refus de dialoguer à la recherche d’une solution partagée entraîne la France. J’ai peur pour notre pays, alors que les défis s’accumulent. Je suis peiné aussi de le voir se donner en spectacle.
Personne n’a gagné les élections législatives. Les circonstances du front républicain qui a mis en échec le Rassemblement national empêchent de distinguer un vainqueur. Ma culture de coalition me conduit à regarder à froid la réalité de l’arithmétique parlementaire. Comment trouver dans cet Hémicycle si éclaté la majorité absolue ou la grosse majorité relative permettant à une action gouvernementale de s’inscrire dans la durée ? C’est un travail d’additions. Mais peut-être que mon examen à froid gagnerait cependant à s’ouvrir à quelques émotions car le rejet massif de l’idée de compromis quatre jours après les élections gangrène tout développement à venir. Le Nouveau Front Populaire clame qu’il a gagné le 7 juillet. Je pense que c’est une illusion, mais soit, s’il l’entend ainsi, acceptons-le. Il ne serait pas choquant dès lors qu’il prétende, par l’un de ses leaders, diriger le gouvernement. Là où le bas blesse en revanche, c’est qu’il entend le faire seul, avec une base de 182 sièges sur 577 à l’Assemblée nationale. C’ela ne fait pas sens. A 107 sièges de la majorité absolue, ce n’est même pas une majorité relative. Un gouvernement agissant sur une aussi petite base verrait tous ses projets de loi rejetés à l’Assemblée et la censure peut-être même votée le surlendemain de sa nomination.
La vérité, pour reprendre une autre expression rugbystique que j’adore, c’est que le chat est maigre. En rugby, lorsque le chat est maigre, c’est que l’on a gagné par le plus petit écart. C’est le cas ici. 182 sièges pour le Nouveau Front Populaire, 168 pour Ensemble. L’écart n’est que de 14 sièges et c’est bien peu. Mais 182 + 168, cela fait 350 sièges, soit largement plus que la majorité absolue à l’Assemblée nationale et là est la réalité arithmétique qui doit être la boussole. Dès lors que les députés du parti Les Républicains bottent en touche – autre expression rugbystique – et fuient leurs responsabilités de membres d’un parti autrefois de gouvernement, la solution se trouve dans une discussion à nouer entre le Nouveau Front Populaire et Ensemble. Premier en sièges, le Nouveau Front Populaire peut prétendre diriger le gouvernement. Celui-ci, idéalement, devrait reposer sur un contrat de coalition entre les deux alliances. C’est ainsi que cela fonctionne chez nos voisins. Les partenaires de coalition profilent leurs propositions essentielles et trouvent un dénominateur commun. Personne ne met en œuvre 100% de son programme électoral d’origine, mais peut-être 60 à 70% de celui-ci. Est-ce un renoncement ? Non. Est-ce un progrès ? Bien sûr que oui. 60 à 70%, c’est plus que 0%.
Je souhaite ce scénario pour notre pays. Il est temps d’élever le débat et l’action au niveau des enjeux. Il est temps aussi de respecter les Français en leur offrant une solution. Il est temps d’arrêter de dire non et de commencer à dire oui. Il est temps d’afficher le sens des responsabilités et d’en apporter la preuve. S’il faut rouvrir la question de la réforme des retraites, faisons-le, dès lors qu’un projet alternatif et financé est proposé. S’il faut augmenter le SMIC, faisons-le, dès lors que la situation des TPE et PME est prise en compte. Ces questions, pour ne citer qu’elles, ne sont pas simples et requièrent un travail de fond, minutieux et courageux, et donc du temps. C’est aussi la vocation d’une coalition que de le permettre. Mais une coalition, c’est aussi respecter le partenaire « junior », celui qui a peut-être un peu moins de sièges au Parlement, mais dont la présence est la garantie de l’existence de la majorité. Ses priorités doivent être valorisées et mises en œuvre également. Et donc, s’il faut désendetter la France par la maîtrise de la dépense publique, faisons-le, dès lors que la justice fiscale est prise en compte par le retour de l’impôt sur la fortune. S’il faut construire de nouvelles centrales nucléaires, faisons-le, dès lors que le développement des énergies renouvelables demeure soutenu.
Je crois aux coalitions. La vie collective crève des certitudes des uns et des autres, des déclarations de matamores, de la promesse renouvelée du grand soir et de la récurrence dans le jeu politique de grandes gueules inoxydables devenues des boulets pour tout le monde. Les Français veulent des résultats tangibles à hauteur de leurs vies. Ils veulent aussi de la lisibilité et de la sécurité. Pour dire les choses crûment, il y en a marre de la chienlit. La politique n’est pas une fuite en avant, une somme d’égoïsmes et d’égotismes, un jeu gratuit et désincarné. Notre pays n’est pas un tapis vert ou une réalité abstraite. Il est peuplé de millions de gens et de centaines de milliers d’entreprises qui entendent vivre et se développer. C’est pour eux, c’est pour elles qu’il faut s’entendre pour préparer l’avenir, majorité comme opposition. Nous y sommes. J’espère que ce sens des responsabilités et cette maturité prévaudront. Il n’en sera que plus aisé alors pour le Président de la République, dans un cadre de cohabitation, de procéder à la nomination du gouvernement et de travailler avec lui, fort de ses importantes et légitimes prérogatives. Le pire n’est jamais sûr si la raison s’impose. Je sais, pour l’avoir été, que chaque parlementaire sait en faire preuve pour le bien de la France. C’est maintenant qu’il faut le montrer.
Je poursuis ici cher Jean-Yves la discussion ébauchée sur notre boucle.
Tu dis que tout le monde prétend avoir gagné : non, seul le NFP le dit.
Tu dis que le NFP a la légitimité pour diriger le gouvernement avec 182 députés. Mais comme il ne s’agit ni d’une majorité absolue ni d’une majorité relative, loin s’en faut comme tu le soulignes, alors c’est le soutien plus ou moins fort de l’opinion qui peut servir de guide, en l’absence de règle institutionnelle ou de précédent historique. Or l’opinion est très largement opposée ( 73%) à un gouvernement dirigé par le NFP. Ce qui résulte évidemment du jeu des désistements républicains.
Tu notes d’ailleurs comme moi qu’avec le mode de scrutin britannique Lepen serait au pouvoir, et qu’avec la proportionnelle intégrale à la plus forte moyenne ou au plus fort reste, les lepenistes seraient clairement le premier groupe.
Enfin LFI est le seul parti à avoir clamé l’exigence d’appliquer tout son programme: on ne voit donc pas comment les 182 députés du NFP pourraient faire partie d’une majorité. Or le premier ministre ( il ou elle) qu’ils s’apprêtent à proposer au PR aura de manière certaine le mandat d’appliquer tout le programme du NFP ( qui est celui de LFI, tu le sais).
Par conséquent la seule possibilité de sortir par le haut, c’est de créer les conditions d’une majorité incluant le NFP sans LFI, donc avec un premier ministre acceptable par eux car venant de la gauche mais ne validant pas leur programme : plus exactement prêt à discuter du programme point par point en retenant ce qui est possible et acceptable par le bloc central actuel : le blocage des prix temporaire ( qui ne mange pas de pain au vu de l’inflation à 2,5 et prévue à 1,9 en rythme annuel en décembre prochain… c’est pour ça que Hollande l’a avalisé !); le coup de pouce sur le smic au-delà des 2% actuellement dans les tuyaux paraît difficile car la compensation aux PME serait hors de prix; l’abrogation des 64 ans financièrement compensée, cela ne peut que se traduire par l’augmentation du mécanisme Touraine de 172 à 178 ou 180 mois, et de manière accélérée…. Pourquoi pas mais ce serait une duperie alors que les carrières longues ont fait l’objet d’un traitement spécifique très étendu ( jusqu’à 21 ans). Pour mémoire JPTran Tieh, JP Bughin et moi-même avons travaillé sur la question pendant tout l’hiver 23 ( note publiée par Terra Nova), et nous avons constaté que le déficit réel ( pas le comptable qui ne veut rien dire) est absolument abyssal et largement responsable de notre endettement cumulé depuis des décennies. Mais il y a certainement d’autres mesures du programme NFP qui peuvent être sur la table dans l’ordre institutionnel ( le mode scrutin), fiscal, etc.
Et pour un tél compromis il faudrait une personnalité pratiquement incontestée des parties prenantes, et de Faure à Edouard Philippe, je ne vois que Cazeneuve. Aller chercher un technicien ne répondrait pas à l’exigence de l’opinion d’être rassurée par un discours sécuritaire et surtout un gouvernement de coalition devrait être tenu d’une main de fer et expérimentée.
Amitiés, Bernard
Merci pour ton message, cher Bernard. C’est vrai qu’en cette fin de semaine, il ne reste plus guère que le NFP à assurer qu’il a gagné les législatives. De ce point de vue, les choses ont évolué depuis lundi. Pour autant, aucune solution ne se dessine. Je pense que le Président ne peut pas ne pas nommer le/la candidat(e) du NFP à Matignon parce qu’il s’agit de l’alliance ayant recueilli le plus de sièges à l’AN. Je pense ici à froid, laissant de côté mon appréciation personnelle sur l’impossibilité de mettre en œuvre le programme du NFP. Puisque le NFP, sous la pression de LFI, n’entend s’ouvrir à aucune autre formation ou alliance dans l’Hémicycle et assure vouloir appliquer son seul programme dans son entièreté, il ne fait aucun doute que le gouvernement sera renversé dans les jours suivants sa nomination. S’ouvrira alors une fenêtre d’opportunité pour un plan B partant d’Ensemble, seconde alliance en sièges, qui pourrait s’ouvrir aux socialistes à gauche et à LR à droite. Ce plan B pourrait aller chercher une majorité absolue de sièges à l’AN. Cela supposerait cependant que les socialistes rompent avec LFI et que LR revienne sur son choix de ne pas aller au gouvernement pour protéger la candidature de Laurent Wauquiez à la présidentielle dans 3 ans. Si le plan B échouait, un plan C s’imposerait, qui serait la nomination hors vie parlementaire d’un Premier ministre issu de la haute fonction publique ou qui serait un(e) politique depuis longtemps rangé(e) des voitures et dont la tâche serait de faire adopter sur un an les budgets pour 2025 et quelques projets de lois par des majorités de projet (éventuellement différentes selon les sujets). Ce gouvernement de techniciens durerait jusque juillet 2025, date d’une clause de revoyure de fait pour que le Présidente de la République juge si l’aventure mérite d’être poursuivie ou s’il lui faut de nouveau dissoudre l’AN.