J’aime profondément les Etats-Unis. J’y ai vécu deux années au début de ma vie d’adulte et j’en garde un souvenir heureux. Cette expérience a marqué mon parcours d’après et aussi, je crois, mon regard sur l’existence. Il y a aux Etats-Unis un esprit de liberté, la conviction que tout est possible pour qui veut s’engager, inventer, entreprendre et construire. Le modeste quartier de Los Angeles où je vivais était de « classe moyenne – », composé de gens qui se battaient pour s’en sortir, souvent issus d’une immigration récente. Ils touchaient du doigt le rêve américain, attentifs à ce qu’il soit pour eux et leurs enfants la perspective d’une vie meilleure. Ce mélange de travail acharné et de volonté, malgré les difficultés et les injustices, rudes dans ma perspective d’Européen, m’impressionnait. Il est resté pour moi un marqueur de ce qu’est l’Amérique, sa chance et aussi ses périls. Souvent ces derniers mois, j’ai repensé à mes échanges d’alors avec les gens de mon quartier. Une crise peut tout emporter, des fruits d’années de travail jusqu’à la dernière des illusions, lorsque n’existe aucun filet de sécurité ou presque. D’un job dépend l’accès à la couverture sociale et à l’assurance maladie. C’est tellement important. Plus encore en temps de crise sanitaire.
J’ai appris l’Amérique par la vie. Je l’avais aussi étudiée par le droit. J’admire la démocratie américaine, l’histoire des pères fondateurs et d’un nouveau pays. A l’université, mais aussi à 11 ans, par un petit livre édité pour le bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis que j’avais reçu en cadeau, j’ai été comme instruit par ce mouvement vers la liberté. C’était la première fois que les idées des Lumières étaient appliquées avec la Déclaration d’indépendance de 1776 au caractère universel, proclamant que « tous les Hommes sont créés égaux », quand bien même il faudrait du temps encore pour vaincre l’horreur qu’était l’esclavage et l’indignité que fut la ségrégation. De toujours, j’ai associé les Etats-Unis au droit et à ses conquêtes. A Washington, après ma vie californienne, profitant de déplacements professionnels et de vacances, j’ai arpenté, passionné et recueilli, les couloirs et galeries du Capitole, les monuments qui racontent l’histoire américaine, le grand hall et la salle de la Cour suprême. Je revois encore cette devise au fronton de la Cour : « Justice, the Guardian of Liberty ». Les images du Capitole pris d’assaut le 6 janvier m’ont bouleversé. C’est la démocratie que l’on attaquait. Et c’est un Président, défait dans les urnes, qui était aux commandes.
Demain, Donald Trump sera parti, laissant son pays dans le chaos, les divisions et une crise sanitaire sans précédent. Disons-le directement : ce type est dingue. Il a érigé le narcissisme, l’intimidation, la violence, le cynisme, le déni et le mensonge comme méthode de gouvernance. Jusqu’à instrumentaliser ses soutiens fanatisés contre les parlementaires parce qu’il refusait d’avoir perdu les élections et de céder le pouvoir. Dans l’histoire américaine, cette fin de mandat crépusculaire restera une tache. Trump s’en va et, impeachment et autres procédures à son encontre aidant, il lui sera difficile de revenir. Tant mieux. Pour autant, rien ne serait pire qu’un déni qui chasse l’autre et conduise à oublier qu’en novembre dernier, près de 75 millions de citoyens lui avaient apporté leurs voix envers et contre tout. C’est dire l’immense responsabilité qui incombe désormais à Joe Biden et le rôle essentiel de ses premiers 100 jours à la Présidence pour s’attaquer efficacement à la pandémie et rassembler sincèrement les Américains. Le complotisme et les haines disent beaucoup des fractures et de la misère morale d’une société. C’est vrai aux Etats-Unis, cela l’est aussi de notre côté de l’Atlantique, pour qui se souviendra des Gilets jaunes.
Reconnaître les ruptures d’une société, non pour les instrumentaliser, mais au contraire pour y parer, est essentiel. Il faut entendre les souffrances, les comprendre et vouloir y répondre. L’atout de Joe Biden est sa longue expérience politique, mais aussi et peut-être d’abord son empathie personnelle. Elle n’est pas feinte. J’ai relu avec émotion ces derniers jours « Promise me, Dad », le livre qu’il avait écrit en 2017 sur l’épreuve que fut pour lui la disparition de son fils Beau quelques années plus tôt. Trop souvent dans la vie publique, l’expression de l’empathie est perçue comme une faiblesse ou une distraction. C’est une erreur de penser ainsi. On ne gouverne pas, on ne relève pas un pays et on le rassemble encore moins dans la distance ou l’indifférence. L’empathie est un élément essentiel du leadership. Joe Biden a pour lui une capacité de rassemblement, une connaissance inégalée des rouages, des femmes et des hommes qui comptent au Congrès, démocrates bien sûr, mais républicains aussi. Et une majorité certes ténue, mais bien réelle lui permettant d’agir si les jeux politiques devaient en disputer à la responsabilité que commande la lutte contre la crise sanitaire et pour le sauvetage de l’économie américaine.
La vie politique aux Etats-Unis est empreinte de solennité et de symboles, parfois surprenants pour d’autres cultures. Il en va ainsi notamment des prestations de serment présidentiel. La prestation de serment sur les marches du Capitole, face aux monuments de Washington et à une foule énorme, est un moment fort qui, s’il donne le ton du mandat de quatre ans qui s’ouvre, se veut aussi et surtout le signe de la concorde par la transmission paisible des pouvoirs. J’ai eu la chance de vivre in situ deux prestations de serment, l’une en janvier 1997 pour le second mandat de Bill Clinton, l’autre en janvier 2009 pour l’élection de Barack Obama. La ferveur de ces moments m’a marqué, en particulier – le souvenir est inoubliable – pour Barack Obama dans le froid polaire de 2009. Il y avait des millions de gens massés sur le Mall de Washington et le sentiment partagé que l’histoire s’écrivait sous nos yeux. Demain, il y en aura bien moins en raison de la pandémie, mais certainement autant devant leurs écrans, tant les enjeux de la présidence de Joe Biden pour l’avenir des Etats-Unis sont immenses. Puisse ce moment marquer un nouveau départ, un reset conquérant, juste et heureux pour la société et la démocratie américaines.
Merci bien Jean-Yves pour ce témoignage. Oui l’empathie est une des clefs essentielle de la bonne gouvernance et Biden en a, la vice-présidente aussi je pense. La réconciliation sera toutefois difficile, les attitudes radicales sont si prégnantes.
En Europe aussi, l’épisode gilets jaunes l’a bien montré. Il nous faut recréer du rêve européen. C’est notre tâche !
Je serai demain devant mon écran de télévision pour ne rien rater de cette journée.
Pour avoir tant voyagé dans ce pays que j’aime plus que tout, j’ai l’absolue conviction que demain les États Unis seront à nouveau le pays de tous les espoirs.
Merci, cher Michel. Je crois volontiers à l’empathie comme un élément essentiel d’adhésion à l’action publique et une condition de son efficacité. Il y a des gens empathiques et des gens qui ne le sont pas. J’avais été épouvanté par la réponse l’été dernier de Donald Trump à une question que la presse lui posait sur les victimes de la pandémie dans son pays. Il avait dit: “c’est comme cela”. Une telle sécheresse de coeur et de verbe m’avait scotché. C’est déjà honteux en tant qu’homme, c’était hallucinant comme Président des Etats-Unis. La foi et les convictions en la démocratie crève peu à peu face à la dinguerie aux responsabilités ou à l’indifférence à la souffrance.
Moi aussi, j’ai cette conviction, chère Claude. Une page se tourne ce soir, pour le meilleur demain. Long live America!