C’est une maison auprès de laquelle je m’arrête tous les étés, une maison aux volets clos depuis longtemps désormais. Cette maison, je l’ai connue enfant, puis adolescent. J’y venais à vélo retrouver mon oncle et ma tante, qui y séjournaient l’été. Elle était accueillante, ouverte, joyeuse. Je m’arrêtais une heure ou deux. Quelque part, sur les chemins qui mènent aux hauteurs de l’Arrée, la maison est toujours là et mes souvenirs m’y conduisent encore. Le temps, pourtant, a fait peu à peu son œuvre. Du jardin, il ne reste rien. Des années de sauvagine ont effacé les allées tirées au cordeau, les bordures savamment entretenues. Les grands massifs d’hortensias sont devenus sauvages. Les fleurs sont encore là cependant. Parfois, de Bruxelles, je regarde la maison par Google Map. En zoomant beaucoup, la table de jardin renversée et recouverte d’herbes hautes apparaît encore. Juste devant elle, il y avait une porte, ouvrant sur l’appentis où mon oncle sculptait le bois. Des tas de petites statuettes de la Vierge, qu’il était fier de montrer. Couverte de lierre, la porte n’est plus visible. Je m’en souviens, je la passais. Je venais souvent par le jardin. Et derrière la porte aujourd’hui invisible se trouvent sans doute toujours ces petites statuettes sculptées passionnément.
L’été, il y avait un grand déjeuner, parfois même deux. Toute la famille arrivait, de Bretagne, de Paris, d’Alsace. Les voitures se garaient dans le petit champ voisin, celui par lequel je me faufile encore pour laisser cours à ma nostalgie. La table était dressée dans le jardin, la vue s’ouvrait sur nos reliefs bretons. Les déjeuners étaient copieux et animés. Ils s’étiraient volontiers. On entendait rire, plaisanter. On parlait parfois sérieusement aussi. De temps à autre, le breton revenait et supplantait le français. A la vieille église toute proche, mon oncle s’affairait aux restaurations. Il y consacrerait même un livre, écrit sur un ordinateur, lui qui s’était pris de passion pour Internet tout en bout d’existence. Je crois bien qu’il avait glissé entre les pierres multi-centenaires de la vieille église dans une petite boite en fer quelques objets de fin de XXème siècle, pour les visiteurs du XXIVème ou du XXVème. Et dans la maison, de même, entre les lattes du plancher refait, il avait veillé à ce que quelques exemplaires du Télégramme de Brest soient déposés aussi, pour les lecteurs avides des mêmes siècles à venir. Ils y sont bien sûr toujours encore, à part que la porte ne s’est plus ouverte depuis dix ans. Un jour, il a manqué quelqu’un, puis quelqu’un d’autre, puis quelqu’un d’autre encore. Et plus personne, finalement, n’est venu.
Ainsi vont les choses de la vie. Derrière les murs de la maison vivent une mémoire intacte, des meubles, une vaisselle, des photos, des archives, les livres, les souvenirs des joies et sans doute aussi des peines de plusieurs générations. Fermant les yeux, je repense aux pièces, aux endroits où nous allions, là où l’on s’asseyait et on parlait. Je revois Françoise, mon amie d’enfance, qui y passait ses étés avec ma tante, sa marraine. Je voudrais parfois pousser virtuellement la porte, celle de la façade, me glisser à l’intérieur, avancer doucement, et glisser sans doute quelques bonnes décennies en arrière aussi. Il y a dans ce qui fut le jardin quelques petites traces d’avant, une vieille bouilloire, un fait-tout dévoré par la rouille, la pierre tombale des aïeuls récupérée au cimetière du bourg. Et l’antenne de télévision, certainement emportée par l’une ou l’autre des tempêtes d’hiver. Chaque année en fin d’été, lorsque le ciel tire vers le bleu foncé, je pense à ma tante, qui m’expliquait que le mauve annoncerait l’automne, que les jours devenaient courts et qu’il faudrait partir, elle à Paris, nous à l’école à Quimper. Elle s’en allait le cœur lourd, mon oncle aussi. C’était leur maison d’été, pas vraiment celle de l’hiver. Des tas de mois passeraient avant de la revoir et de la rouvrir.
Aujourd’hui, les rires d’avant ont fait place au silence, au vent et, lorsque viennent les beaux jours, aux chants des oiseaux. Je me souviens, et quelques cousines, cousins et amis également. Mais dans dix ans, dans vingt ans, une autre génération, qui se souviendra ? Qui poussera la porte, qui entrera, non plus virtuellement mais réellement, entre ces murs qui racontent une histoire, notre histoire ? Les souvenirs sont des trésors, et peut-être d’abord ceux qui sont immatériels et ne vivent que dans nos mémoires. J’espère que d’autres que nous, un jour, ouvriront les volets, referont vivre la maison avant que la sauvagine, les éléments et le temps ne l’emportent. Il y a tant que ces murs doivent encore partager des vies passées pour poursuivre l’histoire. Là-bas, tout en haut dans l’Arrée, la maison aux souvenirs est adossée à la colline, comme l’était celle de Maxime Le Forestier à San Francisco il y a 50 ans. Elle n’est certes pas bleue, mais blanche. Mais, comme pour celle de Maxime Le Forestier, on y venait à pied, parce que la promenade était jolie, et quand la maison était ouverte, c’est vrai que l’on ne frappait pas. Ceux qui vivaient là avaient sans doute jeté la clé, l’été tout du moins, accrochant ainsi et à jamais leur maison à ma mémoire.
Remarquable texte. Il est grand temps d’écrire et de publier. Pousser la porte en quelque sorte.
Merci, cher Frédéric. L’avenir est sans doute dans l’écriture en effet. Cela me tente beaucoup.
Un très beau témoignage, bon retour en Bretagne Pierre Yves, l’écriture te va très bien
Oui, tu devrais écrire, ton texte est très beau, poétique et émouvant. Bien à toi,
Merci, cher Olivier. Tu sais combien les bretons aiment leurs racines.
Merci, chère Florence. Je suis heureux que ce petit texte écrit au coeur de la nuit t’ait touché. Je crois que le temps est venu pour moi d’écrire.
Un des plus beaux textes que j’ai déjà lus! J’ai laissé mes souvenirs dans ma campagne brésilienne et j’y retourne parfois, de la même façon que vous. Maintenant j’essaie d’écrire et de décrire les souvenirs de mes beaux-parents, souvenir arménien-breton-parisien-ardechois. Tant quon n’oublie pas ceux d’avant ils sont toujours là. Ils disparaissent petit à petit et nous partirons ensemble. Mais c’est une belle nostalgie de les garder avec nous à travers ces souvenirs familiaux.
J’ai adoré votre texte. J’en suis émue.
Votre message me touche immensément et je vous en remercie. Je l’ai écrit dans un hôtel de Pau. J’étais passé devant la maison au début du mois de juillet et je voulais trouver le temps d’un texte, seul face à mon écran, pour livrer mes émotions et mes souvenirs. Je n’imaginais pas qu’il puisse avoir une résonance comme celle-ci. Il y a une part d’universel à vouloir faire vivre les souvenirs, les lieux et les êtres chers, et plus encore à partager tout cela. Il le faut. Ce monde qui s’efface peu à peu est le nôtre et il vit en nous. Il faut le raconter, le transmettre. Je m’y essaie, comme certainement tant d’autres. Merci de m’avoir lu. Et au plaisir d’échanger plus avant!
Parce que nous avons tous , quelque part , des murs et des portes que l’on n’ouvre plus …seuls les souvenirs bien ancrés au fin fond de notre mémoire permettent de nous faire revivre ces moments forts en émotion et en insouciance . Nostalgie quand tu nous tiens … ou la mémoire des anciens trop vite disparus . Merci Pierre yves de prendre le temps du souvenir.
Merci de tout cœur, cher Stéphane. Ton message m’honore et me fait très plaisir. Je n’imaginais pas que ce petit texte écrit il y a une semaine dans un hôtel de Pau éveillerait de si nombreuses réactions. Elles m’apprennent qu’il y a quelque d’universel dans les souvenirs de lieux chers à nos jeunes années, ces maisons, jardins, champs ou coins de plages où vit une belle part de notre mémoire.